Lorsque l’on entend « Kantorowicz », on pense spontanément « les deux corps du roi ». Mais en général on n’en sait guère plus. Heureusement, Guillaume Travers vient de publier dans la fameuse collection « Qui Suis-je ? » une brève introduction à l’homme et à l’œuvre. Guillaume Travers cherche une unité dans la pensée de Kantorowicz, trop souvent découpée en deux périodes, une période allemande autour de son premier ouvrage L’Empereur Frédéric II (1927), puis une période américaine (Kantorowicz d’origine juive dut fuir l’Allemagne) aboutissant à son chef d’œuvre, Les deux corps du roi (1957).
Dans la première partie de son œuvre, Kantorowicz développe une conception aristocratique de l’histoire. Au lieu de récoler des petits faits de manière neutre, froide et objective, il propose une histoire d’inspiration nietzschéenne, une histoire qui stimule la vie par l’étude de grands hommes qui peuvent être autant de modèles, comme Frédéric II. L’histoire pour Kantorowicz n’a de sens que si elle est au service de la vie dans ce qu’elle a de plus haut, l’histoire intéresse l’homme actif et engagé qui a besoin de se donner des chefs et des maîtres.
La vie de Kantorowicz elle-même fut une de ces grandes existences. Il fut un pur en quête d’héroïsme qui n’hésita pas à mettre sa peau au bout de ses idées. Nationaliste, il s’engagea dès le début de la guerre de 14, récoltant blessures et croix de guerre. Antibolchevique, il s’engagea dans les corps francs et combattit à main armée contre les communistes allemands. Epris de la liberté, il s’opposa fermement au maccarthysme, ce qui lui coûta son poste à Berkeley. Toute sa vie, il lutta contre l’avachissement et la médiocrité, d’abord en lui-même. Kantorowicz est du même sang que Jünger ou von Salomon.
L’écart semble alors grand avec le second Kantorowicz, l’historien du moyen-âge enseignant dans de prestigieuses universités américaines, auteur en 1957 d’un ouvrage incontournable. Il y établit que le moyen-âge est structuré par la théorie juridique des deux corps du roi, son corps propre et son corps mystique. Le souverain a deux corps ou deux natures, car il est l’incarnation temporelle d’une entité abstraite, la couronne ou l’Etat. Cette conception des deux corps du roi est une sécularisation par des juristes de dogmes théologiques, en particulier de la double nature du Christ ou de la dualité de l’Eglise, visible et invisible. Par là son analyse excède le moyen-âge pour décrire la genèse de l’Etat moderne.
L’unité de sa pensée apparaît alors : toute une œuvre consacrée à la sacralité du pouvoir, à rebours d’une époque où Kantorowicz voit le politique sombrer dans la médiocrité. L’histoire n’est donc pas la mémoire inutile du passé, mais la possibilité d’un avenir.
Marcel Gaillard
Guillaume Travers, Kantorowicz, Pardès, 128 p., 12 €, 2023
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