Yannick Jaffré, professeur agrégé de philosophie, est un très bon connaisseur de la Russie, pays auquel il a consacré son précédent ouvrage «Paris Moscou. Un aller simple contre le féminisme». Il revient aujourd’hui sur les terres françaises avec un petit livre dense et cinglant consacré aux Gilets Jaunes. Un texte qui est à la fois un hommage à ces derniers et une analyse politique et philosophique globale du mouvement.
NP : Plus de quatre ans après le « premier acte » des Gilets Jaunes, quelles sont les raisons qui vous ont poussé à revenir sur ce mouvement ?
J’ai voulu y revenir parce qu’il m’a semblé que la myopie du présent, alimentée par les flux d’information continue, avait repoussé ce soulèvement dans un certain oubli. Or je le tiens pour un événement de portée historique qui a replacé la France du temps long sur la scène politique. C’est cette magnitude historico-nationale que je me suis efforcé de restituer. France du temps long… je veux dire que les Gilets jaunes des deux premiers mois, les Gilets « AOC », ont exprimé des vertus et des limites profondément françaises. Ces Gaulois réfractaires et rigolards autant que capables de courage physique étaient des « anarcho-légitimistes » – égalitaires en bas, interpellant en haut le monarque républicain. C’est pourquoi ils ont visé la tête de l’État, à claques en la personne méprisante et méprisable d’Emmanuel Macron. C’est pourquoi aussi, et dans le même esprit, ils ont envoyé valdinguer tous les corps intermédiaires – syndicats, élus, médias aussi, ce qui fut une originalité majeure du mouvement. Et puisque vous m’interrogez sur mes motivations, je ne prends dans ce livre aucune posture d’analyste désengagé : j’ai épousé cette insurrection de Gaulois réfractaires de tout mon cœur de Français patriote. J’en propose, autrement dit, une lecture nationaliste, anti-gauchiste autant qu’anti-macroniste.
NP : Qu’est-ce qui, selon-vous, différencie le mouvement des Gilets Jaunes de l’actuel « mouvement social » né de l’imposition de la (contre)réforme des retraites ? Le second peut-il a terme déboucher sur une nouvelle « version » du premier ?
S’il y a entre eux un point commun, il réside dans la haine personnelle provoquée par Emmanuel Macron, et encore : les « casserolades », syndicalement corsetée, sont beaucoup moins violentes et déterminées contre la tête à claques de l’Élysée. Quant au mouvement contre la réforme des retraites, les Gilets jaunes tranchaient en tous points avec lui. Il y eut d’abord une innovation tactique, peu notée mais décisive. Ni l’occupation des ronds-points, ni les Actes des samedis n’étaient des jours de grève soustraits aux salariés, pas plus que des heures de travail perdues pour les artisans et petits entrepreneurs. Cette tactique assurait, avec l’indépendance économique, l’indépendance tout court des Gilets jaunes. Ils l’ont aussi exprimée contre le clergé médiatique, disais-je, ce que ne font jamais les mouvements syndicaux. Avec la revendication du référendum d’initiative citoyenne, les Gilets jaunes se sont en outre placés, acte fondamental, au plan constitutionnel. Enfin, « anarcho-légitimistes », les Gilets jaunes avaient une dimension identitaire, « anarcho-nationaliste », dont témoignaient les drapeaux français, les Marseillaises, la gouaille gauloise des débuts. Si on en est pas convaincu, qu’on m’explique la violence d’une répression policière et judiciaire, sans équivalent depuis 1947/48 et l’écrasement des mineurs par Jules Moch, répression que n’ont jamais enduré ni les « antifas » ni la diversité. La faute, la très grande faute des Gilets jaunes était d’être des Français de souche, gaulois réfractaires donc, possédant une légitimité nationale qui leur a valu, les deux premiers mois, un large soutien des Français.
NP : Vous expliquez dans votre livre que, pour devenir véritablement « révolutionnaire », une contestation populaire doit trouver un relais dans la bourgeoisie, ce que n’est pas parvenu à faire le mouvement des Gilets Jaunes. Mais une telle jonction est-elle encore aujourd’hui envisageable, et si oui, qu’est ce qui pourrait selon vous la provoquer ?
« Jivaros », « acéphales », les Gilets jaunes, recrus des trahisons de la représentation syndicale, politique, médiatique, ont coupé à la base toutes les têtes qui dépassaient. C’était leur force motrice mais, sauf prise de l’Élysée, elle ne pouvait durer sans ce relais bourgeois ou, disons, élitaire. Les responsabilités sont ici partagées entre les Gilets jaunes coupeurs de têtes et des élites patriotes gravement médiocres. On aurait pu imaginer des orateurs venant des corps constitués et des partis qui, habiles et résolus, auraient pris la parole pour les Gilets jaune sans parler à leur place. Sourdement, ils auraient métabolisé le mouvement dans le « pays légal ». Quoi qu’il en fut et en sera, cet attelage de force populaire et de capacité élitaire est la formule de toutes les révolutions véritables. Cette jonction est-elle envisageable dans un avenir proche ? C’est la plus terrible des questions parce qu’elle engage le destin de la France du temps long. A l’évidence, les derniers scrutins dessinent une carte politique défavorable à une résurrection nationale. En outre, et c’est une des faiblesses propres aux Gilets jaunes, et aux Français en général, nous pâtissons d’une bonhomie universaliste qui émousse nos défenses identitaires, nous pâtissons, autrement dit, des conséquences politiques de l’antiracisme. L’histoire tranchera, et sous peu.
NP : Vous avez vous-même participé à plusieurs actes des Gilets Jaunes, à Lyon comme à Paris, y-a-t-il une image, une scène, qui vous particulièrement marqué au cours de ces manifestations ?
Il y en a tant… J’en retiendrai trois pour vous. La première avait quelque chose de répugnant, c’est celle de policiers prenant plaisir à tabasser les Gilets jaunes sans entraves ni temps morts. Ils se sont défoulés sur leurs semblables sociologiques, eux qui respectent scrupuleusement les consignes qui leur sont faites de ménager, je l’évoquais, les gauchistes et la diversité. A Lyon, un des plus hargneux que nous interpellions, pour le dire poliment, nous a jeté un : « oui je m’éclate ! ». La jurisprudence Pasolini ne s’applique pas ici, l’écrivain et cinéaste gifflant les bourgeois gauchistes de la fin des années 1960 : « Vous avez des gueules de fils à papa. Je vous hais comme je hais vos papas. Hier, à Valle Giulia, quand vous vous êtes battus avec les policiers, moi je sympathisais avec les policiers. Car les policiers sont fils de pauvres. » Cette fois-ci les policiers ont éborgné, mutilé et blessé des fils du peuple.
La deuxième image, c’est celle d’un couple de Français près de la Gare Saint-Lazare, pur populos, avec moustaches à la gauloise pour Monsieur, frange années 70 pour Madame, qui avaient envoyé paître, pour être poli là encore, des bobos en slims indisposés par le désordre. Ils m’avaient indiqué qu’une manif voisine était de la « camelote cgtiste ». Et nous avions bien rigolé entre Français, moi avec ma dégaine légèrement faf aux cheveux courts, eux avec leur style gentleman prolo.
Enfin, et je consacre mon prologue à une comparaison anthropologique entre l’ignoble préfet Didier Lallement et lui, je retiens une autre apparition, que je n’ai naturellement reçu que par images : celle du boxeur Christophe Dettinger, le plus Gaulois des Manouches qui, faisant reculer à lui seul un cordon de CRS, s’est particulièrement consacré à l’un d’entre eux qui venait de frapper une femme à terre. Il a incarné à ce moment toute la noblesse combative du peuple français éternel contre les insupportables visages – policiers, bobos, divers – de la France actuelle.
Propos recueillis par Xavier Eman
Yannick Jaffré, « Pour l’honneur des Gilets Jaunes », 64 p, 10 euros
( https://www.thebookedition.com/fr/pour-l-honneur-des-gilets-jaunes-p-397277.html )
Ayant suivi à Paris plusieurs marches des Gilets jaunes avant que les gauchistes ne s’y incrustent, tels les trotskistes du NPA distribuant leurs tracts, je vous remercie pour l’interview très percutante de M. Jaffré, dont je vais bien sûr acheter le livre.
Mais je voudrais aussi rappeler le magnifique album « Gilets jaunes, un an de révolte et d’insurrection à Paris » réalisé par un collectif de bénévoles (journalistes, photographes, graphistes et monteurs) et dont tous les bénéfices ont été récemment versés aux mutilés victimes du préfet Lallement aux ordres du tandem Castaner-Macron. La première édition ayant été épuisée, une seconde vient de paraître avec de nouveaux témoignage tel celui de l’étudiante Fiorina Lignier, éborgnée et défigurée en décembre 2018 par un tir de LBD et qui avait d’ailleurs été interviewée par le quotidien Présent. L’épreuve subie par cette jeune Nordiste n’a jamais intéressé les magazines féminins bien qu’une dizaine de très douloureuses opérations de restructuration du visage aient été nécessaires pour lui rendre figure humaine. Mais pas son œil, hélas.