Marie Arnaud et Jacques Debs nous ont habitués à des documentaires hors du commun, comme leur reportage de 5 heures sur les Monastères d’Europe. Dans quelques jours passe sur France 3 Pays de la Loire leur nouveau film sur la redécouverte d’un manuscrit islandais du XIIIe siècle, porteur d’un chant grégorien en latin. Passionnant.
Entretien réalisé par Anne Le Pape
— Pourquoi un film sur le chant grégorien au XXIe siècle ?
— Le chant grégorien est sans doute l’expression la plus aboutie de la civilisation judéo-chrétienne. Les moines chantent encore jusqu’à aujourd’hui les psaumes du roi David traduits de l’hébreu vers le latin selon le mode musical occidental qui est le moins riche de tous. L’oriental s’étend au quart de ton, l’hindou au huitième, le chinois au seizième alors que l’occidental se contente du demi ton. C’est avec ce lexique musical très sobre que le chant grégorien s’est développé dans toute l’Europe. Mis en forme à Rome aux Ve et VIe siècles, il a été adopté par Charlemagne et imposé par Pépin Le Bref. Ainsi ce chant a unifié spirituellement l’Europe qui était morcelée après la chute de l’empire romain.
Nous sommes convaincus, comme l’écrit le philosophe René Girard : « Qu’il n’y a de nouveauté qu’au sein de la tradition. » C’est pourquoi nous avons voulu défendre ce chant, sa beauté, sa suavité et son actualité et rendre hommage ainsi au « Génie perpétuel de la France », comme le dit Sacha Guitry, et donc à celui de l’Europe. Car le chant grégorien est constitutif de l’identité spirituelle de notre continent.
— Pourquoi l’Islande ?
— L’Islande du Moyen-Âge représentait le lointain inconnu. Grâce à Thorlac, l’unique saint de ce pays qui a étudié à Paris au XIIè siècle, l’Église islandaise a été initiée au chant grégorien. Le manuscrit de Saint Thorlac a été écrit et composé par des moines islandais aussitôt après la mort du saint. Il raconte ses mérites dans des poèmes écrits en latin d’une grande beauté et mis en musique de manière remarquable. Ce manuscrit avait disparu depuis les guerres de Religion au XVIe siècle. Il a été retrouvé au XXe et l’ensemble vocal islandais Voces Thules s’est attelé à le décrypter.
Notre film raconte comment le contre-ténor de renommée mondiale, Sverrir Gudjonsson, est venu en France pour s’initier aux subtilités cachées de ce manuscrit. Philippe Lenoble, un des plus perspicaces grégorianistes de France, et les moines de l’abbaye bénédictine de Fleury vont l’aider à décrypter les mystères de cette partition en l’interprétant à la française. Philippe va également raconter l’histoire des neumes, cette première notation musicale européenne. Les musiciens contemporains classiques ne savent pas lire ces partitions. Seuls grégorianistes et moines peuvent encore les déchiffrer. Philippe va, devant la caméra, révéler à Sverrir la magie des neumes et les beautés cachées de l’Office de saint Thorlac. De retour en Islande, Sverrir va se rendre sur les lieux sacrés de son pays parcourus par Saint Thorlac et, dans chacun, réciter un des poèmes de cette œuvre. La géographie de l’Islande est sacrée et l’histoire de Thorlac s’inscrit dans la trame de cette nature magnétique. Il rejoindra à la fin de son pèlerinage mystique l’ensemble vocal islandais Voces Thules et interprètera avec ses compagnons un des morceaux phares de la partition.
— Comme pour les « Monastères d’Europe », votre série de cinq heures, vous racontez vos personnages et la nature en utilisant le drone. Pourquoi ?
— Le drone pour nous a un sens profond, presque métaphysique. Nous cherchons à débusquer avec cette caméra volante des parcelles de divin que nous ne pouvons percevoir autrement et à insuffler à l’image et au son un rythme subjuguant. La spiritualité d’une nation est autant l’œuvre des hommes que celle de la nature elle-même. D’où l’importance pour la spiritualité chrétienne de magnifier la nature. Nous avons fait voler le drone dans la basilique et, bien évidemment, dans les endroits mystiques d’Islande en y insérant Sverrir en son pèlerinage.
Nous avons cherché à sculpter le son, à mêler le chant avec la sonorité des endroits filmés non point de manière réaliste, mais onirique. Cette partition est très actuelle. Saint Thorlac s’inquiétait en son temps de l’état du monde. Le monde, et l’Europe en particulier, continuent de vivre un délabrement spirituel qui conduit à tous les autres. Mais, pour l’Église et les compositeurs et poètes du grégorien, tous anonymes, ce chant peut soigner et élever les êtres, car la beauté mène à la vérité laquelle nous rend libres.
Le grégorien est le chant de la beauté, de la vérité et de la liberté.
• Le documentaire « Le Chant des Origines », de Marie Arnaud et Jacques Debs (52 minutes), sera diffusé sur France 3 Pays de la Loire le 28 mars 2024 en deuxième partie de soirée, et les vendredi 29 mars, lundi 1er et mardi 9 avril à 9.10, sur la plateforme france.tv et la RÚV (Islande).
• Voir aussi le magnifique livre de photos, Monastères d’Europe, Les chemins de l’invisible, des mêmes auteurs, paru chez Zodiaque.