Je suis prêt à parier qu’aucun moins de cinquante ans ne sait qui était Pierre Dominique (1891-1993). Ce grand éditorialiste et historien d’origine corse (il s’appelait Pierre-Dominique Lucchini) fut pourtant, à son époque, un journaliste réputé. Quand Camille Galic évoque, dans un récent ouvrage, « l’équipe tout-à-fait prestigieuse de Rivarol », hebdomadaire où elle fit ses premières armes et dont elle fut par la suite la directrice, elle cite Lucien Rebatet et Robert Poulet, mais aussi Pierre Dominique. Rebatet, Poulet, sont des noms qui restent dans les mémoires, mais pas Pierre Dominique, ce qui est spécialement injuste. Ma propre culture politique, je la dois essentiellement à Xavier Vallat dans Aspects de la France, , à François Brigneau dans Minute et à Pierre Dominique dans Rivarol. Pourtant son œuvre, importante (une trentaine de livres et des milliers d’articles de presse) n’est plus disponible. A la notable exception de l’ouvrage Les polémistes français depuis 1789, paru en 1962, et qui vient d’être réédité chez Auda Isarn.
Dans les pages de la revue Ecrits de Paris (numéro de février 1963), André Thérive donne, à l’occasion de son article sur le livre de Pierre Dominique, une définition de la polémique, du polémiste : « Pour éviter d’élargir outre mesure la définition et pour restreindre les frontières du genre, on admettra que la polémique mérite son nom lorsqu’elle fait surtout acception des personnes, lorsqu’elle les injurie. C’est justement ce qui la discrédite un peu aux yeux des bonnes âmes. Comme si l’on pouvait attaquer les idées, les partis, les factions, sans en nommer les tenants ».
De Mirabeau à Céline
Pierre Dominique portraitise 37 polémistes. Son « tableau de chasse » commence avec Mirabeau et se termine sur Céline. Un siècle et demi de polémiques, en quelque sorte. Ils sont tous là ou presque : Marat, Hébert, Antoine de Rivarol, Paul-Louis Courier, Proudhon, Victor Hugo, Louis Veuillot, Blanqui, Rochefort, Vallès, Drumont, Barrès, Zola, Séverine, Mirbeau, Bloy, Clémenceau, Jaurès, Bloy, Gohier, Sorel, Léon Daudet, Maurras, Béraud, Bernanos, et quelques autres. Il manque certes Brigneau, mais Brigneau n’avait pas encore donné toute sa mesure, à la date de parution de ce livre.
Prolonger la liste des grands polémistes français, après l’époque de Céline est un exercice difficile car la censure est devenue de plus en plus tatillonne, la liberté d’expression très restreinte, désormais, pour le meilleur – et surtout pour le pire -, ce qui limite les vocations, et bride les textes. Qui citer parmi nos contemporains ? Jean-Edern Hallier ? Marc-Edouard Nabe ? Patrick Besson ? Aphatie ? Zemmour ? Naulleau ?
Après guerre, le polémiste risquait éventuellement un duel. Aujourd’hui il risque le harcèlement sur les réseaux sociaux, les menaces de mort, les procès en cascade par des officines subventionnées grâce à nos impôts, la prison, la mort sociale. La polémique est donc devenue un luxe que les médias ne s’autorisent plus guère, sauf ceux qui bénéficient du label « satirique », réservé à quelques médias de gauche et d’extrême gauche.
Je voudrais relever pour finir une petite erreur de Pierre Dominique. Dans son portrait de Béraud, il date le fameux article Faut-il réduire l’Angleterre en esclavage ? de la période d’occupation. Il s’agit en fait d’un article paru dans Gringoire le 11 octobre 1935 (et d’une plaquette éponyme), qui critiquait la position britannique sur le conflit éthiopien, reprochant à l’Angleterre de jeter ainsi l’Italie dans les bras d’Hitler. La condamnation à mort de Béraud, en décembre 1944, repose notamment sur les mêmes sources erronées (l’utilisation par l’occupant, prés de dix ans après, et dans un contexte fort différent, d’extraits du texte de Béraud). Cette erreur n’entache pas le travail par ailleurs très plaisant à lire, de Pierre Dominique. Rééditer cet ouvrage est en fait une très bonne action.
François Solchaga
Les polémistes français depuis 1789, par Pierre Dominique, Ed. Auda Isarn BP 90825 31008 Toulouse cedex 6, 560 p., 34€.