Quand on reçoit la revue Livr’arbitres, on commence par lire ce qui nous intéresse le plus : en principe des sujets, des livres, des auteurs qu’on connait déjà assez bien. Souvent des livres du passé. On vise à goûter au plaisir d’être en territoire connu, on se délecte d’être dans l’entre-soi. C’est seulement dans un second temps qu’on reprendra la lecture de la revue, cette fois de bout en bout, de la première à la dernière page.
Ainsi le numéro d’été de Livr’arbitres (168 pages) attire-t-il l’attention, dès sa couverture, sur un écrivain étonnant et relativement confidentiel, Raymond Abellio (1907-1986). 35 pages lui sont consacrées, une étude tout-à-fait consistante, qui mériterait un tiré à part. Un dossier sur Abellio ne constitue certes pas une première, néanmoins, car en 1979 un Cahier de l’Herne lui avait été consacré, et il existe une bonne douzaine d’autres travaux qui traitent de cet écrivain, notamment sous la plume de Marc Hanrez et de Jean Parvulesco.
Abellio est qualifié d’inclassable et de paradoxal par Livr’arbitres. La revue n’a pas tort, car cet écrivain n’est guère connu, si ce n’est d’une certaine droite intellectuelle, et des adeptes des théories plus ou moins ésotériques et gnostiques.
Ses livres majeurs, en tout cas ses livres les plus connus, sont des romans : Heureux les pacifiques Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts, La Fosse de Babel. Ils furent publiés entre 1947 et 1962. Ils avaient eu un certain succès, à l’époque, et on les trouvait assez facilement d’occasion, ce qui prouve une diffusion non négligeable. Cela devient plus difficile depuis que cet écrivain est à nouveau lu.
A la fin des années 1960, marquées par la préparation du bac et mes premiers engagements politiques, j’avais fait la connaissance d’un jeune professeur – professeur d’allemand, je crois -, nommé Kondratuk, et donc sans doute d’origine ukrainienne, qui ne jurait que par Abellio. C’est lui qui me poussa à lire les romans d’Abellio. Des membres de sa famille s’étaient battus sur le front de l’Est, contre les Soviétiques, et il me racontait ces combats dont je ne connaissais que ce que Saint-Loup et Saint-Paulien en avaient dit. Il ne me reste aucun souvenir des romans d’Abellio, alors que ceux de Saint-Loup et Saint-Paulien m’ont marqué à jamais.
En revanche son autobiographie est passionnante. Elle comporte trois tomes, et raconte un parcours politique assez étonnant, mais pas si rare, à l’époque : de l’extrême gauche trotstkiste (« gauchiste mystique ») au socialisme, et du socialisme SFIO à la collaboration dure, itinéraire que résume Georges Feltin-Tracol dans le dossier, rappelant au passage que le véritable nom d’Abellio était Georges Soulès, brillant toulousain issu d’un milieu modeste.
Itinéraire, Itinérance
En reprenant la lecture de la revue, dans son ordre naturel, on se penchera sur le dossier consacré, sous le titre « Itinéraire versus itinérance », à la marche, ou plus exactement aux écrivains marcheurs. J’ai ainsi été intéressé par la recension du livre d’un dénommé John Gibbons, un ancien combattant britannique de la guerre de 14-18 qui décida de traverser la France, de Saint-Malo à Lourdes, à la façon d’un franciscain ou de quelque autre ordre mendiant. De cette expérience il a tiré un livre, paru en 1935, qu’on aurait envie de lire, nous aussi.
Dans les dernières pages de la revue, consacrées aux Bandes dessinées récentes, nous est signalée la parution d’une biographie de Kessel : Joseph Kessel l’indomptable, assez tentante elle aussi, même si les auteurs gomment ce qui n’est plus de mode de revendiquer, par exemple le fait que Kessel ait été le rédacteur en chef de l’hebdomadaire de droite Gringoire, de 1929 à 1935, car il ne saurait être question, vous l’avez compris, de laisser la moindre aspérité à la statue du grand homme, résistant et coauteur, qui plus est, du Chant des partisans.
Agathon
Livr’arbitres n°46, juin-juillet-août 2024, 168 p., chez Patrick Wagner, 36 bis rue Balard, 75015 Paris www.livrarbitres.com
Joseph Kessel l’indomptable, éditions Steinkis, 2023