Les premières élections européennes eurent lieu au début du mois de juin 1979. Jean-Marie Le Pen, alors président d’un gros groupuscule appelé Front National, voulait présenter une liste d’union des droites nationales lors de cette compétition électorale. A cet effet, le jeune FN (il avait été créé en 1972) avait organisé au printemps 1979 une conférence de presse de présentation de cette liste d’union des droite. Les médias ne s’y étaient pas bousculés, c’est le moins que l’on puisse dire, car le seul article conséquent fut l’entretien que Jean-Marie Le Pen nous avait accordé à cette occasion, à Bernard Milhaud et à moi-même, et qui fut publié dans l’hebdomadaire Rivarol.
Au mois de juin prochain, vous allez conduire une liste intitulée « Union française pour l’Europe des patries ». Ce titre traduit-il une orientation politique précise ?
Ce titre est en effet celui qui correspond le mieux à ce que nous désirions mettre sur pied à l’occasion des élections européennes : la plate-forme possible d’un rassemblement de la Droite nationale sur le thème de l’Europe. Certains militants du Front National, notamment ceux de sensibilité monarchiste, n’approuvent absolument pas l’idée d’une Europe intégrée et multinationale. Aussi l’axe d’union du Front National est-il celui d’une Europe du possible, d’une Europe qu’il faut faire, sans pour autant défaire la France.
Les deux grandes formations de la majorité trompent délibérément leurs électeurs. Les vagues allusion à la construction européenne du RPR cachent difficilement une hostilité absolue à toute ébauche de cette construction. En revanche, l’UDF, qui se prétend confédéraliste, est dirigée par M. Lecanuet, euopéiste convaincu, qui guerroie depuis des années pour la désintégration des différentes nations et patries composant l’Europe, espérant tirer de ces matériaux quelques belles pierres pour construire une nouvelle maison. Certains régionalistes jusqu’au-boutistes pensent également qu’il faut dépecer les nations avant de construire l’Europe.
Nous disons, nous que l’Europe peut se construire à partir des patriotismes régionaux. Il ne serait pas sage de procéder autrement, de brûler des étapes essentielles.
Il ne faut pas croire que l’Europe soit une nécessité imposée par des complémentarités. Jusqu’à présent, elle s’inscrit uniquement en creux : ces derniers siècles -et notamment le XXe – ont été marqués par des luttes fratricides qui l’ont laissée exsangue, amoindrie, mutilée. Il faut rendre ces affrontements définitivement impossibles. D’autre part, les pays européens souffrent des mêmes carences et sont soumis aux mêmes menaces. L’Europe n’est pas une grande puissance au sens moderne. Elle n’est indépendant ni sur le plan énergétique, ni sur celui des matières premières essentielles. Elle est menacée à la fois par la subversion communiste et par la puissance militaire du Pacte de Varsovie ; sans oublier les influences économiques d’outre-Atlantique.
Ce n’est pas dans une simple union que l’Europe peut trouver ce qu’il lui manque. Mais cette union permettrait l’élaboration d’attitudes communes, d’éviter, surtout, que « l’étranger » n’use, comme il a si bien sur le faire dans le passé, de nos rivalités nationales pour nous imposer des choix politiques contraires à nos intérêts respectifs. Le chantage au pétrole illustre particulièrement bien ce besoin pressant.
Dès 1973, le Front National s’était prononcé en faveur d’une conception fédérale de l’Europe ; nous n’avons pas modifié notre programme. Il s’agit de concevoir une Europe qui reposerait sur les patrimoines nationaux, non sur les égoïsmes nationaux.
Vous vous lancez dans une campagne électorale de longue haleine, qui va nécessiter des moyens financiers et humains importants. Arriverez-vous à « tenir la distance » ?
C’est précisément parce que nous étions conscients de ces difficultés que mes amis du Front National et moi-même avons préféré mettre sur pied une plate-forme de large union de la Droite nationale plutôt qu’une liste de parti. Cette élection constitue une chance à saisir : le scrutin proportionnel, les divergences de la majorité, les bonnes performances de nos candidats aux élections-tests des cantonales nous laissent à penser qu’une dynamique de l’union peut se créer, et qu’une partie des Français se reconnaitra dans une liste de la Droite.
Je ne cache pas les difficultés d’une telle entreprise. J’ai personnellement été à l’origine de trois opérations unitaires qu’a connues la Droite ces quinze dernières années : le Front National pour l’Algérie Française, les comités Tixier-Vignancour en 1964/65 et le Front National. Je sais que les nationaux, et notamment les lecteurs de Rivarol, souhaitent une telle union, mais il est difficile de surmonter les égoïsmes, les ambitions, les préjugés, les blessures du passé, et de pratiquer le pardon réciproque.
Existe-t-il une « affectio societatis », une envie de s’unir, dans notre famille de pensée, suffisamment forte pour dépasser les obstacles -notamment financiers- que comporte cette échéance électorale ? Personnellement, je le crois.
Quels seront les thèmes principaux de votre campagne ?
Ils ne seront pas fondamentalement différents de ceux que nous défendons au niveau national. Ces élections européennes se déroulent dans une circonscription qui s’appelle la France. Sauf exception, les voix qui se porteront sur la « bande des quatre » (RPR, UDF, PS, PCF) relèveront plus des clivages politiques traditionnels que du choix d’une vision spécifique de l’Europe. Il en sera de même pour notre liste d’union. Notre position sur l’Europe est claire, mais nous ne nous contenterons pas d’une bataille électorale autour de ce thème.
En fait vous pensez qu’il faut de préoccuper d’abord de faire la France avant de faire l’Europe ?
Il est certain que nous devons d’abord nous préoccuper de mettre de l’ordre dans notre propre pays. Nous ne devons pas constituer le maillon faible de l’Europe. Je prends l’exemple de l’immigration. L’Allemagne Fédérale a adopté une politiquer extrêmement ferme dans ce domaine. Accepterait-elle que, dans le cadre européen, celle-ci soit ruinée par la politique laxiste de la France ? Ce que la RFA n’a pas accepté pour elle-même, elle ne l’acceptera pas non plus dans le cadre de l’Europe.
Jean-Marie Le Pen, avez-vous réellement la « fibre européenne » ou vous sentez-vous obligé de faire un effort sur vous-même pour prendre en compte les problèmes politiques à cette échelle nouvelle ?
Je vous en laisserai juge au travers d’une simple anecdote : en 1952, alors que j’étais président de la Corporation des Etudiants en Droit, les Pays-Bas connurent de terribles inondations. Je pris l’initiative d’organiser sur le terrain une mission de solidarité. J’avais ressenti la catastrophe hollandaise comme un évènement me concernant personnellement. Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à cinquante étudiants français, de l’eau jusqu’au ventre, consolidant les digues.
A l’époque, l’idée européenne était sur toutes les bouches, dans tous les salons. Mais sur le terrain nous n’étions qu’une poignée d’étudiants.
J’ai aussi ressenti profondément mon appartenance à l’Europe lorsque j’ai été officier à la Légion Etrangère ; ces garçons venaient de tous les coins de l’Europe, mais, tous ensemble, formaient un outil d’une extraordinaire cohérence. Pourquoi l’Europe politiquer ne trouverait-elle pas également sa cohésion interne ?
Rivarol, 5 avril 1979.
Propos recueillis par Francis Bergeron et Bernard Milhaud
Sur l’Europe, l’analyse de Jean-Marie Le Pen, relue 45 ans plus tard, n’a pas pris une ride. Tout au plus peut-on constater que le « bon exemple allemand » est devenu à son tour un mauvais exemple.
Par ailleurs le Front National se trouva finalement dans l’incapacité de présenter cette fameuse liste d’union des droites. Le PFN monta, seul, une liste d’Eurodroite. Elle ne recueillit que 1,3%, très loin de ses ambitions. Sur ce terrain-là aussi, l’analyse de Jean-Marie Le Pen était la bonne. Mais il fallut attendre 1984 pour qu’une telle liste parvienne à percer, envoyant 10 députés à Bruxelles, et créant de ce simple fait, une dynamique dont les fruits sont encore régulièrement récoltés, aujourd’hui.