Certains se souviennent peut-être de la diatribe féroce de l’écrivain et philosophe anglais G. K. Chesterton (1874-1936) selon lequel le capitalisme n’est pas seulement une forme d’organisation économique, mais aussi (et surtout) un projet de dévastation anthropologique.
Par le grand remplacement
Dans cette diatribe chestertonienne, trois voies par lesquelles le capitalisme exerce son œuvre corrosive de destruction des liens humains sont mentionnées. L’une de ces voies, consistant à « arracher les hommes de leurs foyers en quête de travail », a provoqué, à l’époque de Chesterton, l’exode rural vers les villes, et même l’émigration vers des pays plus prometteurs, comme ce fut le cas avec l’émigration massive d’Européens vers le Nouveau Monde. Aujourd’hui, alors que le capitalisme est devenu pleinement global, cette vaste entreprise prend des contours encore plus monstrueux à travers les flux migratoires qui dévastent des continents entiers, bouleversant des cultures millénaires et rendant impossible la coexistence sociale. Pour accomplir cette dévastation, le capitalisme crée des sociétés obnubilées par la jouissance de leurs richesses, qui renoncent à avoir des enfants ou les empêchent de naître par des méthodes criminelles ; ensuite, le capitalisme – qui, comme le souligne le scélérat Hayek, a fait son « calcul des vies » – remplace les générations qui n’ont pas vu le jour par des armées de substitution venues des faubourgs du globe, qu’il peut satisfaire avec des salaires dérisoires, réduisant ainsi les coûts de production.
Par la lutte des sexes
La deuxième voie de destruction des liens humains est obtenue par le capitalisme en suscitant « une lutte morale et une concurrence commerciale entre les sexes », de telle sorte que leur coexistence devienne insupportable et stérile. Pour triompher, le capitalisme a besoin d’imposer l’antinatalisme (moins les gens ont d’enfants, plus ils se contentent de salaires bas et luttent avec moins d’ardeur pour une existence digne) ; et il n’y a pas de meilleur moyen d’imposer l’antinatalisme que les idéologies qui promettent ce qu’on appelle aujourd’hui « l’empowerment » et autrefois « l’épanouissement » de la femme, alors qu’en réalité, elles visent à réaliser les plans capitalistes, qui consistent à payer des salaires bas, insuffisants pour subvenir aux besoins d’une progéniture ; et, en dernier ressort, à attiser un individualisme qui perçoit la famille comme un organe exécrable et claustrophobique dont il convient de déserter. Pour ce faire, le capitalisme stimule, par sa propagande, des comportements égoïstes (toujours déguisés en conquête d’une plus grande indépendance libératrice), tout en exacerbant les passions les plus viles (toujours présentées comme des expressions émancipatrices du désir), qu’il facilite par l’octroi du divorce, de l’avortement et d’un tourbillon frénétique de droits liés à la sexualité que même Chesterton, dans sa clairvoyance stupéfiante, n’aurait pu imaginer. Ainsi, il impose une nouvelle forme de religion qui, tout en exaltant la luxure, interdit la fécondité.
Par la destruction de la famille
La troisième voie par laquelle le capitalisme achève sa dévastation anthropologique consiste à détruire « l’influence des parents » ; ou, si vous préférez, à semer la discorde entre les générations. De cette manière, les entreprises communes deviennent plus difficiles, car – comme le souligne Chesterton – « si l’humanité ne s’était pas organisée en familles, elle n’aurait pas pu s’organiser en nations ». Ainsi, pour dévaster la résistance des nations, rien de mieux que de désorganiser les lambeaux de famille qui subsistent encore, en favorisant l’incompréhension entre les générations. Pour mener à bien cette tâche perfide, le capitalisme s’est servi de la soi-disant « culture pop », qui façonne des générations successives enfermées dans leurs bulles respectives de références pseudo-culturelles, à la manière de miroirs narcissiques qui rejettent les générations immédiatement antérieures et postérieures, formant une société parfaitement stratifiée, où chaque strate – chaque génération – est imperméable à la tradition, absorbée par ses colifichets éphémères et jetables (qui, tout en assurant son isolement, attisent ses désirs de consommation). En tuant la transmission culturelle naturelle entre les générations, on obtient une véritable dissociété, dans laquelle chaque génération s’accroche aux débris de son naufrage (ses petites musiques festives, ses séries infâmes de Netflix, ses sottises systémiques), inconsciente de sa condition de naufragée, car elle pense que le naufrage induit par le capitalisme est un triomphe de son individualité.
Il n’est pas nécessaire d’ajouter que ces trois voies de dévastation anthropologique agissent simultanément, jusqu’à accomplir leur mission commune.
Juan Manuel de Prada
Source : www.kontrainfo.com