Pour son premier voyage officiel depuis sa réélection en mai, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu dans le Golfe Persique, l’objectif des rencontres étant de renforcer les investissements réciproques et les liens économiques entre la Turquie et les pays du Golfe, un choix qui souligne l’aboutissement d’un processus de réconciliation entamé ces dernières années avec la reprise progressive du commerce bilatéral et de la coopération militaire.
Si la visite de M. Erdogan au Qatar n’a rien d’inédit, elle est beaucoup plus significative concernant l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ces derniers entretiennent des relations tendues avec Ankara depuis plus d’une décennie, notamment en raison du soutien de la Turquie aux Frères musulmans et de son appui à des parties rivales en Syrie et en Lybie. De plus, après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018, le président turc avait alors vivement accusé les dirigeants saoudiens d’avoir commandité l’opération.
Le président turc était accompagné d’une imposante délégation ministérielle ainsi que de quelque 200 hommes d’affaires lors de sa tournée qui a débuté lundi 17 juillet en Arabie saoudite où le président turc a été reçu par l’héritier du royaume Mohammad ben Salman avec à la clef la mise en place d’un nombre important d’accords de coopération bilatérale, mais surtout par la signature du plus gros contrat d’exportation dans le domaine de la défense et de l’aviation de l’histoire de la Turquie, selon le PDG de Baykar, le fabricant turc des célèbres drones Bayraktar TB2. Le montant de la transaction n’a pas été dévoilé mais Khaled ben Salman, ministre saoudien de la Défense, a déclaré dans un communiqué que cette acquisition visait à « améliorer l’état de préparation des forces armées du royaume et à renforcer ses capacités de défense et de fabrication », avec notamment la création d’une usine pour la production conjointe de ces drones.
Après un passage diplomatique au Qatar, la tournée du président turc s’est achevée aux Emirats Arabes Unis où il a signé avec le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane un mémorandum d’accords commerciaux estimés à 50,7 milliards de dollars. Le partenariat économique porte sur des projets d’investissement essentiellement dans le domaine de la défense et de l’énergie, ainsi qu’une coopération en matière pénale. Par ailleurs, l’État d’Abou Dhabi a mis à disposition d’Ankara 8,5 milliards de dollars pour soutenir la reconstruction après le tremblement de terre de février 2023. En mars, la Turquie et les Emirats avaient déjà signé un accord de libre-échange visant à porter le commerce entre les deux pays à 40 milliards de dollars d’ici cinq ans et l’année dernière, les deux pays avaient conclu un accord d’échange de devises de près de cinq milliards de dollars pour augmenter les réserves de devises étrangères d’Ankara.
« La visite d’Erdogan dans le Golfe est un signe qu’Ankara a déjà adopté une politique étrangère multilatérale, souligne Soner Cagaptay, spécialiste de la Turquie au sein du Washington Institute. Il a abandonné les poursuites contre le prince héritier saoudien devant les tribunaux turcs pour son rôle dans le meurtre de Khashoggi et rompu avec les Frères musulmans, deux conditions sine qua non pour les États du Golfe. Selon Dania Thafer, directrice du Gulf International Forum, « Erdogan entame aujourd’hui un nouveau chapitre, à l’opposé de ce qui s’est passé lorsque le printemps arabe a commencé. Aujourd’hui, sa stratégie est plus pragmatique, avec le développement économique comme principal impératif, plutôt qu’une politique guidée par l’idéologie. » Il convient également de souligner le rôle primordial joué par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis dans le retour de la Syrie au sein de la Ligue Arabe et l’influence dont ils pourraient user auprès de Bachar el Assad pour régler la question de la présence des troupes turques dans le Nord-Est syrien. M. Erdogan, de son côté, a besoin de trouver une solution au retour chez eux des réfugiés syriens en Turquie, retour essentiellement conditionné par le bon vouloir de Damas.
Tandis que l’Europe s’enlise dans les marais de la guerre en Ukraine, de l’immigration massive et d’une démocratie dévoyée par sa propre administration, les prérogatives tyranniques de l’Union Européenne et sa soumission aux diktats otanesque, on observe que le Golfe et ses partenaires œuvrent sans répit à l’avènement d’une plateforme géopolitique et économique moyen orientale incontournable entre les continents européen, asiatique et africain, visant à devenir, dans un monde multipolaire, un centre mondial d’attraction économique, technologique et touristique.
Sophie Akl-Chedid