Parler du fascisme relève d’une simplification : il n’y eut pas un fascisme, mais des fascismes, qui prirent des formes originales en fonction des pays où ils émergèrent quoique tous eurent comme objectif premier l’établissement d’une société organique, ni marxiste, ni libérale. On connaît ainsi le fascisme italien, le précurseur, mais il y eut des fascismes français, notamment celui de Georges Valois, ainsi que le très célèbre fascisme roumain de Corneliu Codreanu, puis une version british avec Sir Oswald Mosley, des déclinaisons en Espagne avec la Phalange et même une mouture américaine avec William Dudley Pelley. Mais qu’en est-il de cette immense Russie? Fut-elle immunisée contre le fascisme alors que toutes les nations d’Europe voyaient naître des bourgeons de troisième voie?
En fait, le fascisme ne put prendre racine en Russie, alors devenue l’Union soviétique, un immense goulag où la liberté de penser et de parler était régie par la dictature prolétaire. Il n’y eut donc point de fascisme en Russie, quoique comme Sylvain Roussillon le démontre bien dans plus récent ouvrage, il y eut des fascismes russes. La nuance s’explique du fait que ceux-ci prirent racine en Mandchourie, à Berlin et dans le Connecticut, au sein de l’émigration blanche ayant déserté le paradis rouge avant que celui-ci ne les dévore, une diaspora hétéroclite comptant dans l’entre-deux-guerres entre un et deux millions de personnes, oscillant entre monarchisme et socialisme.
Des mouvements se drapant des oripeaux fascistes, il y en eut plus d’un. Cependant trois retiennent davantage l’attention de par leur ampleur, chacun exerçant une certaine influence dans leur région respective d’implantation.
Le premier est l’Organisation Fasciste Russe créée en 1925 à Harbin en Mandchourie, ville ferroviaire près de la frontière ou se tramait mille et une intrigues. D’abord fondée par deux professeurs, c’est le jeune Konstantin Rodzaïevsky, habitué des coups de mains contre les soviétiques, qui en prit le contrôle, la propulsant à de nouveaux sommets. Guidé par le triptyque « Dieu, Nation, Travail » et influencé par Mussolini, le jeune auteur de l’ABC du Fascisme fut un organisateur capable qui mit sur pied et un réseau métapolitique, le Bureau pour les émigrés russes en Mandchourie, auquel se joignirent 80% des émigrés. Une fusion avec la formation de Vonsyatsky permit à Rodzaïevsky d’exercer une influence non-négligeable sur la diaspora russe du monde entier. L’aventure de ce parti, premier groupe « de droite » à se considérer antisioniste avec l’adoption du slogan « La Palestine aux Palestiniens », prit fin lors de l’invasion russe de la Mandchourie après Hiroshima, l’Union soviétique étant trop heureuse de réduire au silence ces dissidents blancs qui campaient sur sa frontière.
Le second groupe, celui d’Anastasy Vonsyatsky fut créé en 1933 dans l’improbable ville de Putnam dans le Connecticut. Arborant la croix gammée, mais rejetant tout antisémitisme, c’était un personnage pour le moins coloré. L’Organisation Fasciste Panrusse eut, grâce aux fonds de sa riche épouse, une résonnance à l’échelle du globe, mais l’influence de Vonsyatsky se ternit après que le groupe ne se soit fusionné à celui de Rodzaïevsky, qui en prit le contrôle. Par la suite, l’original émigrant américain relança un mouvement qui n’eut jamais la portée de la première mouture, mais qui attira l’œil de l’Oncle Sam qui finit par incarcérer le dissident russe en invoquant la loi sur l’espionnage, un prétexte pour se débarrasser du Führer russe du de la Côte Est.
Le dernier digne de mention fut le Mouvement national de libération russe du jeune Andrei Svetozarov, créé en Allemagne dans le giron du NSDAP dont il faisait partie. Après moult péripéties, ce mouvement aussi indépendant que l’étaient les partis communistes d’Europe de l’Ouest, devint le Mouvement National-Socialiste Russe sous la gouverne du colonel Nikolai Skalon. Toutefois, il faut admettre que l’influence de celui-ci dépassa les frontières du Reich, obtenant des appuis à Paris, Prague, Londres et Belgrade. Son destin étant lié à celui du Reich, la chute de ce dernier mena à sa propre disparition.
Au-delà de ces expériences en exil, la seule aventure réellement ancrée dans le sol russe fut l’éphémère République Lokot dirigée par le Parti National-Socialiste Russe-Vityaz qui fut écrasée par les tanks soviétiques en 1943, une expérience qui n’est pas sans rappeler celle de Fiume.
Ces mouvements, de l’aveu même de Sylvain Roussillon qui évite les pièges du conformisme intellectuel, furent peu originaux. Ils furent finalement davantage contre-révolutionnaires que réellement fascistes. On n’y décèle pas cet esprit frondeur caractérisant les chemises noires, ce fameux « me ne frego », mais plutôt une certaine vision réactionnaire. Les « fascistes » russes, bien qu’ils en revendiquassent fièrement le nom, étaient d’abord et avant tout des anticommunistes qui s’intéressèrent à ce phénomène car ils y voyaient une opposition virile et victorieuse contre la barbarie rouge. Vonsyatsky résuma parfaitement ce point de vue lorsqu’il affirma qu’« à mon avis, le mot fasciste signifie à 100% anticommuniste et pas nécessairement ce qu’il signifie en Allemagne ou dans un autre pays. (…) L’Organisation Fasciste Panrusse est seulement un mouvement des Russes unis contre le communisme, et le fascisme est le seul courant politique au monde capable pour l’instant d’anéantir le communisme. »
La plupart des fascistes russes étaient des blancs, souvent des monarchistes, rêvant parfois au retour du tsar à la tête de l’État. En ce sens, ils étaient plus proches d’un Adrien Arcand, contre-révolutionnaire « fasciste », que d’un Benito Mussolini, rêvant d’une troisième voie révolutionnaire. Bien qu’il n’adoptât aucun de ses attributs extérieurs, le Justicialisme de Juan Perón fut bien davantage dans le sentier défriché par le Duce que les imitations slaves. Roussillon le mentionne d’ailleurs : le plus fascistes fut probablement le socialiste Boris Savinkov qui n’employa jamais le terme, mais visait l’implantation d’un socialisme organique national, se rapprochant ainsi « le plus de ce qu’aurait pu être le Vozhd du fascisme russe. »
L’existence de ces groupes est inséparable du contexte dans lequel ils virent le jour. La Révolution bolchévique façonna leur pensée, puis la guerre scella leur destinée. Le déclenchement de l’opération allemande Barbarossa divisa les fascistes en exil, certains prenant une attitude « défensiste », se ralliant à la défense de la mère-patrie attaquée, les autres adoptant une pensée « défaitiste », voulant que la chute du régime ouvre des possibilités de renaissance.
Dans tous les cas, des fascismes russes, il ne resta plus rien à la fin de la guerre. Certains de ses militants se rallièrent parfois au prix de leur vie au régime soviétique, d’autres furent abattus comme ennemis du peuple, alors que ceux restés loin de la mère patrie continuèrent leur combat pour la restauration russe en délaissant l’étiquette devenue infamante.
Le livre de Roussillon offre un excellent panorama de cette mouvance méconnue, bien au-delà de la simple introduction, retraçant non pas seulement les différentes organisations fascisantes, mais élaborant sur l’évolution des idéologies « modernes » dans cette immensité oscillant toujours entre tradition et modernisme, entre Asie et Occident, une situation d’équilibriste maintenue de nos jours par un Vladimir Poutine que les analystes occidentaux peinent à comprendre.
Rémi Tremblay
Roussillon, Sylvain. Les fascismes russes (1922-1945), Ars Magna, 2021, 343 p.