La clé des champs, un laboratoire d’idées pour l’écologie de demain

Reforger du « commun », du « collectif », du « communautaire » à l’heure de l’ultra-individualisme promu par la société libérale, voilà le vaste projet auquel s’attelle Guillaume Travers, professeur d’économie, essayiste et collaborateur de la revue Éléments. avec le lancement d’une plate-forme Internet de réflexion et de propositions.

— Quels sont les constats qui vous ont conduit à lancer ce projet et pourquoi lui avoir donné ce nom de Champs communs ?

— Champs communs est un laboratoire d’idées, dont le but premier est de produire des études, des rapports, des notes, etc., sur tous les sujets relatifs à la reterritorialisation du monde. Le projet est né d’un constat simple : la quasi-totalité des maux qui affectent notre temps viennent de la rupture des liens avec les territoires. Tant la mondialisation que les diverses formes de « gouvernance » publique dans lesquelles nous sommes enserrés sont hors-sol, négligent et ne différencient pas les communautés. Le « commun » est le troisième terme qui permet de penser une alternative entre des logiques « publiques » et « privées » de plus en plus abstraites. Pour réaffirmer des biens communs, c’est-à-dire propres à des communautés politiques, encore faut-il pouvoir penser de manière sérieuse, crédible et concrète le protectionnisme et le localisme, les intérêts stratégiques et la résilience des territoires, etc. C’est notre but. Et pourquoi un tel nom ? Il y a d’abord une référence aux « champs communs » du Moyen Âge, et à l’idéal communautaire auquel ils renvoient. Plus prosaïquement, cela reflète aussi notre objectif de faire se rencontrer plusieurs champs de la connaissance pour repenser notre rapport aux territoires.

— Que trouvera-t-on sur cette plate-forme et à qui s’adresse-t-elle ?

Périodiquement, des ouvrages ou des rapports substantiels seront publiés, touchant aux principaux thèmes que nous couvrons : mondialisation et protectionnisme, écologie des territoires, fractures territoriales, « empreinte territoriale » des entreprises, etc. Mais aussi des supports plus courts, tels que des notes, des infographies (un graphique ou une carte sont parfois plus parlants qu’un long texte), et des recensions d’ouvrages. Il y aura du contenu nouveau presque tous les jours, s’adressant à deux publics. Tout d’abord, le grand public, puisque toute notre production est en accès libre. Ensuite, une grande part de notre contenu est destinée plus spécifiquement à un public de décideurs, élus politiques ou autres. Notre ambition est de faire évoluer le débat public en y apportant des thèmes nouveaux, trop négligés. Pour ce faire, nous fournissons à ceux qui ont la parole dans l’espace public des outils de qualités : indicateurs, notes, etc.

— Le libéralisme et l’idéologie du marché ont poussé à un individualisme forcené. Vous pensez donc qu’il est possible de rompre avec cette tendance lourde. Par quels biais et par quels moyens ?

L’individualisme est partout, dans le monde social mais aussi au fondement de notre droit – lequel ne reconnaît que les individus et des entités publiques souvent très distantes. Omniprésent, il est pourtant source de très nombreuses frustrations, et le besoin de communauté, conscient ou inconscient, est vif. Une pensée centrée autour des biens communs offre une alternative radicale. Bien entendu, cela ne se fera pas en jour. Nous creusons des pistes pour explorer ce que cela peut signifier. Donnons quelques exemples : repenser le protectionnisme comme protection des biens communs (et non comme moyen hypothétique de croître encore plus), revaloriser l’écologie comme adéquation des modèles économiques avec la « capacité de charge » des milieux naturels, envisager des rapports aux biens qui ne se réduisent pas à la propriété privée, etc.

— Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur le Moyen Âge et le corporatisme, sont-ce des sources d’inspiration pour vous pour penser une refondation de l’actuel modèle socio-économique ? Si oui, par quels aspects et dans quelle mesure ?

Je m’intéresse beaucoup au modèle économique (et écologique) médiéval. Le but n’est pas tant d’y trouver des solutions toutes faites que nous pourrions appliquer simplement aujourd’hui – ce serait absurde, car le monde est très différent. En revanche, ce que le Moyen Âge et les corporations nous donnent à voir, c’est un monde fondé sur des principes très différent des nôtres. Par exemple, le fondement de l’ordre juridique y est la communauté (villageoise, religieuse, de métiers, etc.) davantage que l’individu. Ce fait fondamental implique que de nombreux biens ne peuvent pas être privatisés (ce qui ne veut pas dire qu’ils soient accessibles sans distinction à n’importe qui, il faut appartenir à la communauté). La nature communautaire du monde médiéval explique aussi certaines formes de protectionnisme, des restrictions à la liberté des échanges, un monde du travail qui n’est pas avant tout tourné vers le profit, etc. Plus que des recettes pratiques, ce que nous pouvons tirer de ce monde sont des principes, des valeurs, un idéal qu’il faut réactualiser : celui d’un monde où les biens communs sont centraux. Historiquement, ces biens communs ont été détruits à la fois par l’essor des intérêts privés (mouvement des « enclosures », etc.) et par l’affirmation d’intérêts publics plus distants (États centralisés et dynamiques supranationales).

— Un « laboratoire d’idées » comme le vôtre peut-il avoir une influence concrète, au-delà des constats et des analyses ?

Nous l’espérons, avec des objectifs très concrets en tête. La production d’idées et de contenus sera pour nous centrale, mais nous allons aussi veiller à leur diffusion auprès de décideurs ou de journalistes. Arriverons-nous à pousser des thèmes nouveaux auprès d’élus ou de médias ? C’est l’enjeu. D’autres mouvements politiques savent très bien le faire, et imposent en permanence de nouveaux mots, de nouveaux concepts. Ce qui était encore une bizarrerie un jour a sa place sur les bancs de l’Assemblée et dans la grande presse le lendemain. À nous de faire de même, de pousser nos thèmes, en nous appuyant sur une base solide. À l’heure où les fragilités stratégiques liées à la mondialisation sont évidentes partout, pouvons-nous les mesurer, et imposer des indicateurs qui demain paraîtront lumineux pour tous. Des concepts simples comme celui d’« empreinte carbone » ou de « jour de dépassement des ressources de la Terre » ont beaucoup fait pour l’essor de la pensée écologique. Pouvons-nous de même, sérieusement, mesurer l’« empreinte territoriale » de certaines activités, et ainsi rendre évident le besoin de relocalisations ? Bref, beaucoup de travail en vue.

Entretien réalisé par Xavier Eman

xavier-eman@present.fr

Champs communs : https://www.champscommuns.fr/

Guillaume Travers a publié aux éditions de La Nouvelle Librairie Économie médiévale et société féodale, Capitalisme moderne et société de marché, Corporations et corporatisme, Pourquoi tant d’inégalités ?. Il est aussi l’auteur, avec Alain de Benoist, de La Bibliothèque du jeune Européen (Éditions du Rocher, 2021). •

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