Jeudi dernier, alors que le Liban ne cesse de s’enfoncer dans une crise sans précédent, les autorités ont offert aux libanais une illustration magistrale de leur incompétence absolue : au lendemain d’un énième avertissement solennel du FMI sur l’état d’urgence quasiment irréversible de la situation socio- économique du Liban, le Premier Ministre sortant et chargé d’expédier les affaires courantes, Nagib Mikati, a tout simplement annoncé la publication d’un décret pour le moins inattendu retardant de plusieurs semaines le passage à l’heure d’été « pour permettre aux musulmans pratiquant le Ramadan de jeûner une heure de moins chaque jour », provoquant un déluge de critiques acerbes de la part d’une grande partie de la société politique, civile et religieuse.
Le ministre sortant de la Justice s’est désolidarisé du chef du cabinet, qualifiant la décision de M. Mikati d’illégale dans un communiqué publié samedi soir : « cette décision non conforme à la légalité sème la confusion, provoque des troubles et des divisions au niveau des sommités religieuses, des médias privés et des institutions éducatives qui ont tous déclaré ouvertement qu’ils ne s’y conformeraient pas. Elle viole également l’heure globale en vigueur depuis des décennies, ce qui causera de nombreux problèmes à toutes les entreprises libanaises et fera peser sur elles d’énormes charges financières ». Dans la foulée, le ministre sortant de l’éducation nationale a fait savoir dimanche que toutes les écoles du Liban commenceraient la semaine à l’heure d’été. Enfin, les autorités religieuses chrétiennes ont fait chorus et confirmé que dès dimanche, elles feront fi de la décision du Premier Ministre.
Plusieurs responsables politiques ont aussi ironisé sur la question des horloges. « La crise actuelle du pays est plus importante que d’avancer ou retarder l’heure, et il n’est vraiment pas nécessaire de prendre des décisions qui alimentent la haine sectaire », a lancé dimanche le leader druze Walid Joumblatt. Pour sa part, le président des Forces Libanaises, Samir Geagea, a vivement critiqué cette décision arbitraire : « La seule décision qui prévaut est celle du Conseil des ministres du 20 août 1998 qui prévoit d’avancer l’heure au dernier week-end de mars de chaque année. La décision de M. Mikati est donc inconstitutionnelle et illégale, et doit être considérée comme nulle et non avenue ». Il a également estimé que « le problème posé n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec le ramadan ou Pâques, ni avec aucune autre considération religieuse. Il est lié à l’ordre public et à l’application de la Constitution et de la loi. D’autant que les décisions ministérielles doivent être prises en Conseil des ministres, pas lors d’une discussion autour d’un café », a-t-il ajouté dans une allusion à une vidéo très partagée sur les réseaux sociaux montrant le président du Parlement Nabih Berry demandant à M. Mikati de repousser le passage à l’heure d’été sous un prétexte quelconque. Nombre d’analystes n’ont pas manqué de souligner que ce pas de deux visait surtout, outre le soudain intérêt de l’autorité bicéphale pour le confort des fidèles musulmans, à détourner l’attention des libanais du gigantesque projet de construction d’un second terminal à l’aéroport de Beyrouth estimé à plus de 150 millions de dollars et dont on a appris ces derniers jours qu’il avait été attribué dans le plus grand secret et de gré à gré à une compagnie italienne sans passer par la procédure légale d’appels d’offre. Le tollé général suscité par ces deux affaires ayant remis les pendules à l’heure, c’est un premier ministre piteux qui a fait marche arrière concernant ses problèmes de montre et qui a vu son juteux projet annulé par des recours en rafale présentés par l’opposition parlementaire et par le retrait prudent des ministres concernés de son Cabinet !
Sophie Akl-Chedid