En 1877, sous le nom incertain d’un certain ou d’une certaine « G. Bruno », paraissait un livre qui allait se vendre à des millions d’exemplaires : Le Tour de France par deux enfants. Il n’est sans doute pas une famille française qui naguère – et déjà jadis – n’ait eu dans la bibliothèque familiale, même la moins fournie, ce livre constitutif de notre roman national.
Ce qu’on sait peu, c’est que derrière le pseudo de « G. Bruno » il y avait une femme remarquable : Augustine Tuillerie (1833-1923). C’est donc sa vie, largement méconnue (pour ne pas dire méconnue) que raconte Michèle Dassas dans un livre tout empreint de piété filiale, Augustine Tuillerie (éditions Ramsay), sous-titré : « L’histoire extraordinaire de l’institutrice aux millions d’élèves ».
Après les malheurs de 1870 qui arrachèrent l’Alsace et la Lorraine à la France, ce Tour de France par deux enfants fut reçu comme un véritable manifeste propre à réarmer moralement une patrie défaite. Avec les aventures de deux jeunes garçons lorrains, Julien et André, on partait à la découverte de la France urbaine et rurale, de ses paysages, de ses villages, de ses ressources, de ses petites gens et de ses grands hommes.
Le succès fut phénoménal : des millions de livres vendus, nous l’avons dit, et de récurrentes rééditions (celle de 1977 pour le centenaire du livre se vendit à plus de 8 millions d’exemplaires !). A noter que la réédition de 1906 dut chasser – séparation de l’Église et de l’État oblige… – Dieu, les clochers et les lieux saints des pages de l’ouvrage. Ce qui fut un crève-cœur pour la catholique Augustine native de Laval.
Avant ce Tour de France (relevant de la légende des cycles…), G. Bruno avait publié un livre scolaire « de lecture courante », Francinet. L’histoire d’un jeune orphelin qui deviendra « un jeune ouvrier aussi instruit qu’intelligent et bon ». En 1887, Augustine écrit Les Enfants de Marcel, « un manuel d’instruction morale et civique en action » pour exalter la revanche et l’indispensable allaince des soldats, des ouvriers et des paysans dans la défense armée de la France (et de l’Algérie française). En 1916, en pleine guerre, l’infatigable institutrice publie Le Tour de l’Europe pendant la guerre. Avec des thèmes sans équivoque :
Patriotisme, famille, sens du devoir, héroïsme.
En 1923, Augustine Tuillerie, aka « G. Bruno », a 90 ans. Quand on lui dit combien son livre fut un livre fondateur, elle répond gentiment : « Je vous remercie. C’est une vieille histoire maintenant puisque l’Alsace et la Lorraine sont redevenues françaises ». Une « vieille histoire » aujourd’hui que c’est la France entière qui part en brioche ? Pas sûr…
En ce début d’année 1923, elle accueille avec intérêt le projet d’adapter Le Tour de France par deux enfants au cinéma : « Je serais bien contente d’aller à la première séance ». Réalisé par Louis de Carbonnat (avec les petits Grégoire Willy et Lucien Legeay dans les rôles de Julien et d’André), le film sortira le 6 juillet 1924. Augustine ne le verra pas : dans l’après-midi du 8 juillet 1923, elle s’est éteinte doucement, dans la foi de sa petite enfance.
Alain Sanders