Faisant la devanture des librairies, le livre d’Emmanuel Carrère intitulé Kolkhose (1) est en course pour le prix Goncourt (on a oublié depuis belle lurette que ce prix avait été conçu pour récompenser un jeune auteur ou un premier roman ; âgé de 67 ans le candidat en a écrit une vingtaine…). Il s’agit d’un ouvrage agréable à lire, au style sobre et élégant, avec des effets miroirs d’un chapitre à l’autre très plaisants, qui enchantera ceux qui aiment les grandes sagas familiales.
Celle-ci nous intéresse particulièrement puisque le personnage central en est sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, née Zourabichvili, mère aimante et femme dominatrice avec laquelle l’auteur cherche à clarifier ses rapports. Si l’on met de côté quelques passages un peu trop nombrilistes, le livre échappe aux lourdeurs psychanalytiques par son art de plonger dans le passé, de rattacher sa petite histoire à la grande. L’immigration russe de 1917, la période troublée de 1944-45, l’ascension de la jeune orpheline pauvre jusqu’à l’Académie Française dont elle deviendra secrétaire perpétuelle en 1999 (jusqu’à sa mort, en 2023), les regards croisés de la mère et du fils sur la Russie d’hier et d’aujourd’hui ; tout cela présenté de façon fluide donne un résultat plutôt réussi.
Nous avons prêté une attention particulière à ce qu’Emmanuel Carrère dit de Robert Brasillach et de Maurice Bardèche puisque la jeune Hélène fut une amie très proche de la famille. Il ne donne pas tous les détails, mais n’esquive pas le sujet (« Impossible de couper au chapitre sur Brasillach » soupire notre auteur avec une fausse résignation, puisqu’il adore en fait mettre sa mère face à son passé) et le traite d’une manière globalement bienveillante, sans échapper bien sûr à quelques poncifs — on veut le Goncourt ou on ne le veut pas !
La jeune fille russe alors âgée de 20 ans, était entrée dans le clan Bardèche le 6 février 1949, venue leur dire son admiration pour Brasillach. Son fils nous apprend un détail touchant : Notre avant-guerre, qu’elle avait acheté sur les quais en 1948, était resté pour elle un livre fétiche qu’elle gardait « comme un trésor » et qu’il retrouvera dans sa bibliothèque, quai Conti, après sa mort (rassurons-le : non, Notre avant-guerre n’est pas « aujourd’hui complètement oublié », c’est un des livres les plus lus de Robert Brasillach, bientôt réédité par les Sept couleurs). Elle connaissait par cœur certains poèmes de Fresnes et retrouvait dans Suzanne et le taudis (évocation romancée des années d’après-guerre par Maurice Bardèche, 1957) une partie charmante de sa jeunesse.
Si Hélène Carrère d’Encausse en a voulu à Maurice Bardèche d’avoir parlé d’elle dans ses Souvenirs, « très gentiment » comme le reconnaît son fils, et avec une affectueuse admiration pour son parcours courageux, c’est pour la même raison que celle qui causera une brouille de deux années avec ce fils quand il osera dévoiler son passé dans Un Roman russe. Cette femme de caractère entendait rester maître de son histoire – et craignait d’être rattrapée par son passé.
Regrettons, chez un auteur qui dit avoir l’obsession de la vérité, mais pas de l’exactitude, quelques erreurs notables :
– Non, L’Histoire de la Guerre d’Espagne (Bardèche et Brasillach, 1939) n’est pas « en deux volumes », mais en un seul.
– Non, Paul Sérant n’a jamais été président des Amis de Robert Brasillach (l’association n’en a eu que deux : le fondateur Pierre Favre et l’actuel Philippe Junod).
– Non, Brasillach n’a pas été fusillé au fort de Vincennes, mais à celui de Montrouge
Terminons par une citation à pleurer (de rire).
« … ce n’est pas la même chose d’avoir eu comme ami de la famille Romain Gary ou Maurice Bardèche. Un demi-siècle plus tard, je suis bien placé pour savoir que cela pèse encore. »
Pauvre Emmanuel ! Eh bien, conscients d’avoir une dette héréditaire envers ce malheureux, promettons d’utiliser toute la redoutable influence des lecteurs de Présent, des Amis de Robert Brasillach, et d’autres affreux qu’il vaut mieux lui laisser ignorer, pour l’aider à obtenir le prix Goncourt.
Champagne au Taudis ?
Monique Delcroix
(1) Emmanuel Carrère, Kolkhose, P.O.L., 558 pages, 24 €
