Le 16 octobre, l’influent hebdomadaire dalmate Hrvatski Tjednik publiait un long article de Christophe Dolbeau, spécialiste incontesté de la Yougoslavie et notamment de la Croatie comme en témoignent plusieurs de ses livres telles la Véritable histoire des Oustachis et La Croatie, citadelle de l’Occident, diffusés notamment par le site https://www.akribeia.fr/. Nous proposons aujourd’hui une version abrégée de cet article.
Le 16 octobre 1978, le journaliste et dissident croate Ante Bruno Bušić, âgé de 39 ans, est assassiné à Paris, rue de Belleville. Bušić, figure du mouvement anticommuniste croate, vivait habituellement à Londres, mais s’était rendu à Paris pour préparer une réunion politique prévue à Amsterdam.
Il est abattu par un inconnu qui l’attendait devant son immeuble. L’arme utilisée était un pistolet Astra 7,65 mm, les balles autrichiennes Hirtenberger HP.
Selon les enquêteurs, le crime portait la marque de la Služba državne sigurnosti (SDS), plus connue sous le nom d’Udba, la police secrète yougoslave chargée d’éliminer les opposants politiques à l’étranger.
La machine de l’Udba
Créée en 1946, la SDS était un puissant appareil de renseignement et de répression. Dépendant du ministère fédéral de l’Intérieur à Belgrade, elle possédait des structures dans toutes les républiques de Yougoslavie, Croatie comprise. Son organisation comptait plusieurs départements :
- Lutte contre les ennemis internes
- Surveillance de l’émigration hostile
- Contre-espionnage
- Opérations techniques
Ses agents et informateurs opéraient dans toute l’Europe, en Amérique et en Australie, utilisant la violence, le chantage et la manipulation. De nombreux prêtres, travailleurs immigrés et militants croates étaient espionnés par leurs compatriotes, souvent par peur ou par intérêt matériel.
L’indifférence de l’Occident
Les services occidentaux, notamment en France et en Allemagne, ont longtemps fermé les yeux sur les activités de l’Udba.
Pendant la guerre froide, Tito et la Yougoslavie étaient vus comme un rempart utile contre le bloc soviétique, et les pays de l’OTAN préféraient ne pas provoquer Belgrade.
Ainsi, les meurtres d’émigrés croates furent rarement élucidés.
Le cas Bruno Bušić
À Paris, Bušić avait rencontré plusieurs amis et compatriotes, dont Neven Baričević, qui travaillait secrètement pour la SDS. Le 14 octobre, il changea de logement pour s’installer rue de Belleville, chez un autre Croate, Petar Brnadić. Deux jours plus tard, vers 23h15, il était abattu.
L’enquête fut confiée au juge Guy Joly et au commissaire Marcel Leclerc, mais ne donna aucun résultat.
Les témoins furent interrogés [NDLR. Entre autres notre amie Camille Galic qui ne connaissait pas le défunt mais dont le numéro de téléphone figurait dans son agenda]. Toutefois aucune piste ne fut suivie sérieusement. L’affaire fut classée en 1982.
En 1999, après l’indépendance croate, les restes de Bušić furent rapatriés à Zagreb et enterrés au cimetière Mirogoj, mais les responsables du meurtre ne furent jamais identifiés.
Autres assassinats d’émigrés croates en France
Le cas Bušić n’était pas isolé : plusieurs opposants croates furent tués, grièvement blessés (comme Dane Šarac, criblé de 22 balles, le 17 mai 1975 à Paris XV°) ou enlevés en France entre 1946 et 1990 :
- Zlatko Milković – disparu en 1946, probablement assassiné.
- Zvonimir Kučar – enlevé en 1963 et mort en détention en Yougoslavie.
- Geza Pašti – militant du mouvement révolutionnaire croate, disparu à Nice en 1965.
- Nedjeljko Mrkonjić – retrouvé mort près de Paris en 1968.
- Ante ZnaoretJosip Krtalić – tués à Trieste en 1968 dans un attentat monté par un agent infiltré.
- Ivan Tuksor – brûlé vif dans sa voiture à Nice en 1976.
- Mate Kolić – militant tué en 1981 par une bombe placée dans son véhicule à Cachan, près de Paris.
Tous ces meurtres sont attribués à l’Udba, souvent avec la complicité ou la passivité des autorités françaises.
Après 1990 : silence et impunité
Après l’indépendance de la Croatie, aucune lustration (épuration des anciens agents communistes) n’a été menée (1). De nombreux anciens officiers de l’Udba ont été recyclésdans les services secrets croates. Certains, comme Josip PerkovićetZdravko Mustač, ont été plus tard extradés et condamnés en Allemagne pour l’assassinat du dissident Stjepan Đureković en 1983 — mais cela reste une exception.
En France, les crimes de l’Udba sont prescrits et les dossiers fermés. Aucune autorité française n’a cherché à rouvrir les enquêtes. Les assassins des patriotes croates en France resteront donc impunis. Même les plus sanglants tueurs peuvent profiter tranquillement de leur vieillesse.
Christophe Dolbeau
- NDLR. Aucune « lustration » non plus en Serbie ni même en Slovénie, d’où le scandale Marta Kos — cf. l’article https://www.polemia.com/marta-kos-ancienne-espionne-communiste-promue-commissaire-europeen/