Le 7 août dernier, Antoine Basbous, fondateur et directeur de l’Observatoire des pays arabes, a offert aux lecteurs du Figaro un diagnostic de la dégradation de la « Suisse du Moyen Orient » sans langue de bois : «Trois ans après l’explosion du port de Beyrouth, le Liban est en soins palliatif ».
Le constat est sans appel: « Constitué d’une mosaïque de 18 communautés et pris dans une géographie malveillante, pour ne pas dire très hostile (…) Plus rien ne fonctionne: des infrastructures dégradées, un endettement fulgurant qui représentera 548% du PIB en 2027, une monnaie nationale qui a perdu 98% de sa valeur, un pays lesté de 2,08 millions de réfugiés syriens (…) les plus hautes fonctions de l’État sont vacantes ou le seront bientôt, à commencer par la présidence de la République, le poste de gouverneur de la Banque du Liban, le chef d’état-major de l’armée et, dès janvier prochain, son commandant en chef »
Ce désastre n’est pas arrivé par hasard. Suite au départ précipité de l’armée d’occupation syrienne en avril 2005 dans la foulée de l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri, le Hezbollah a repris la main en établissant une alliance politique avec Michel Aoun pour s’assurer une couverture chrétienne, puis, provoquant délibérément la guerre de 2006 contre Israël afin de se poser en Résistance sacro-sainte, et enfin en se débarrassant par attentats interposés de la fine fleur du courant souverainiste de la Révolution du Cèdre – soit 12 députés, ministres, journalistes, penseurs, officiers etc.- entre 2005 et 2012. Depuis, le secrétaire général du Hezbollah contrôle tout, la paix, de la guerre, le blocage des institutions, la justice. Il a engagé le minuscule Liban dans des conflits sans fin au sud avec Israël mais aussi en Syrie et au Yémen, le coupant de ses soutiens financiers du Golfe persique et de tout investisseur sensé. Désespéré, asphyxié, le peuple libanais se sent aussi trahi par une France qui, en dépit des preuves criantes, ne cesse de courtiser l’Iran et ses proxys en espérant se tailler une stature de grand interlocuteur régional dans la refonte galopante des alliances stratégiques qui redessinent le Moyen Orient.
L’enquête du juge Tarek Bitar sur l’explosion du port de Beyrouth qui a causé la mort de 235 personnes, blessé 6500 autres et détruit 77 000 appartements le 4 août 2020 est une illustration parfaite de la prise d’otage que subit le Liban dans le silence complaisant de la communauté internationale. Recours après recours, refus de comparaitre après refus de comparaitre, assassinat après assassinat, l’enquête officielle est au point mort et ce sont des journalistes, des avocats, des activistes qui s’efforcent de briser ce mur du silence, au péril de leur vie. Alors que l’Etat concède vaguement « une série d’imprudence » comme étant à l’origine de la plus forte explosion non nucléaire de l’histoire de l’humanité, une enquête publiée par le magazine d’Amnesty International, la Chronique, retrace les éléments marquants d’un polar que ne renierait pas Gérard de Villiers.
Le colonel Joseph Skaff tout d’abord, retrouvé mort avant l’explosion de 2020. En 2014, il dirige la section douanière du port qui traque la contrebande, le trafic de drogue et le blanchiment d’argent. Le 21 février 2014, il alerte sa hiérarchie dans une lettre manuscrite sur le risque pour la « sécurité publique » que représente un bateau à quai depuis trois mois, le Rhosus, qui renferme alors 2700 tonnes de nitrate d’ammonium, une « matière hautement dangereuse et explosive ». Il est le premier à dénoncer la présence de ce cargo biélorusse à destination du Mozambique et de sa cargaison stockée depuis 2013 au hangar 12, sous contrôle du Hezbollah. Deux ans plus tard – a-t-il à nouveau parlé ?- l’officier est retrouvé au pied de son immeuble le crâne fracassé et une côte brisée. L’autopsie ne trouve aucune cause interne expliquant sa chute et la police conclut à un accident. Un médecin légiste mandaté par la famille a une toute autre explication. Selon lui, « Skaff a été victime d’une agression brutale. Il a été frappé à l’œil et au bas de la cage thoracique, avant d’être poussé dans le vide ».
Quatre mois après l’explosion du port, un autre douanier travaillant sur la zone portuaire est sauvagement assassiné, le colonel Mounir Abou Rjeily. Il avait également dénoncé auprès de sa hiérarchie le stockage illégal de matières hautement explosives. Le 1er décembre 2020, il se rend dans sa maison de l’arrière-pays de Jbeil. Sa femme le retrouvera le lendemain sur son lit, les dents arrachées et massacré à coups de bâton. Un avertissement pour d’éventuels témoins ? Le juge privilégie l’hypothèse d’un vol qui aurait mal tourné. « Ils n’ont pas touché au coffre qui contenait de l’argent et des bijoux .Quel était alors le mobile ? Notre police est très efficace en cas de banditisme et appréhende rapidement les coupables. Quand c’est politique, elle ne les trouve jamais » dénonce l’avocat de la famille.
Trois semaines plus tard, c’est un photographe sous contrat avec l’armée qui est abattu devant son domicile, alors qu’il s’apprête à emmener ses deux petites filles à l’école. Le 21 décembre 2020 au matin, dans un enregistrement de vidéo-surveillance, on voit Joe Bejjani monter dans sa voiture. Dix secondes plus tard, un homme bondit vers lui, un pistolet muni d’un silencieux à la main, ouvre la portière et tire quatre fois. Un complice le suit, pénètre dans le véhicule, s’empare du téléphone de la victime et prend la fuite. Les tueurs longent le palais présidentiel, le ministère de la Défense et des casernes militaires dans un quartier de haute sécurité bourré de caméras de surveillance. « La police connaît leur visage, leur itinéraire, et n’a pas pu les identifier ni apporter des éléments de réponse. Comment est-ce possible ? », s’interroge Youssef Lahoud, l’avocat des Bejjani. «Depuis son enfance, il aimait tout ce qui est militaire » explique sa mère. Il consacrait son temps libre à photographier des soldats et des blindés. Il entretenait de bons rapports avec l’armée libanaise qui lui a délivré une carte de presse. Le 14 août 2020, il publie sur son compte Twitter, un cliché pris en 2017 lors d’une remise de tanks américains à l’armée libanaise et dans laquelle on voit en arrière-plan les silos à grain et le hangar 12 où l’explosion s’est produite. « Il était allé plusieurs fois au port lors d’événements militaires. Lorsqu’il se trouvait dans une zone fermée au public, il en profitait souvent pour prendre des photos inédites » explique son épouse. A-t-il vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir ? Selon son épouse, les policiers ont perquisitionné la maison sans ménagement, emportant les appareils photo, les ordinateurs, la clé USB, les caméras de surveillance. « Ils nous les ont rendus deux semaines plus tard. Tout avait été effacé » affirme-t-elle. Lorsqu’un an plus tard elle dénonce le blocage de l’enquête à un haut niveau, le ministre de l’Intérieur la convoque : « Prenez garde, lui lance-t-il. Vos filles ont déjà perdu leur père. Je ne peux pas vous protéger ».
Le 15 janvier 2021, Lokman Slim, un intellectuel chiite issu d’une famille d’avocats évoque dans une entrevue « un crime contre l’humanité » et laisse entendre qu’il a accumulé suffisamment d’éléments pour mettre en cause directement la Syrie et le Hezbollah ainsi que la mafia russo-syrienne. Vingt jours plus tard, le 4 février 2021 au matin, il est retrouvé dans sa voiture au sud Liban, criblé de balles.
L’enquête du juge Bitar
Joseph Skaf, Mounir Abou Rjeily, Joe Bejjani, lokman Slim, ces hommes ont en commun le port de Beyrouth. Leurs dossiers sont à l’arrêt tout comme l’enquête du juge Tarek Bitar. Depuis que l’enquête lui a été confiée, ce dernier a fait l’objet de plus de 40 demandes de récusation. Chaque fois qu’il reprend son enquête, un nouveau recours l’arrête. Il lance un mandat d’amener ? La police refuse de l’exécuter. Il convoque des témoins ? Ils refusent d’obtempérer. Il inculpe le procureur général, Ghassan Oueidate ? Celui-ci le poursuit à son tour pour « abus de pouvoir ».
A l’occasion d’une manifestation orchestrée devant le palais de justice par le tandem chiite Amal/Hezbollah pour exiger sa démission, plusieurs centaines de miliciens armés jusqu’aux dents menés par des vétérans du Hezbollah déferlent sur le quartier chrétien de Ain Remmaneh où ils se heurtent à une riposte musclée des habitants. Seuls des défenseurs chrétiens sont arrêtés. Le message est clair : impunité à tous les étages et menace sécuritaire directe sur la population au cas où l’enquête progresserait.
Coté international, 15 agents de la police et de la gendarmerie scientifique française, envoyés le 6 août 2020 à Beyrouth dans le cadre d’une enquête ouverte à Paris pour homicide involontaire concernant les trois victimes françaises de l’explosion, abondent dans le sens de la version officielle : « L’hypothèse retenue est celle d’un incendie ayant débuté vers 17 h 30 dans la zone nord de l’entrepôt 12 mais aucune hypothèse ne peut être privilégiée quant au départ de feu», écrivent-ils dans leur rapport, se gardant bien d’évoquer le témoignage de milliers de beyrouthins qui affirment mordicus avoir entendu le passage d’au moins un avion de chasse au-dessus de la ville, quelques secondes avant la déflagration.
Par ailleurs, selon le FBI, seules 550 tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé le 4 août sur les 2700 arrivées au Liban en 2013. Où se trouvent donc les 2200 tonnes manquantes ? Remarquable coïncidence, l’armée syrienne en fait un usage systématique depuis 2013 pour écraser la rébellion urbaine qui fait alors rage depuis 2 ans, avec des barils d’explosifs largués par hélicoptère sur les quartiers rebelles et dont la puissance est démultipliée par un mélange de gazole et de nitrate d’ammonium. Or, frappé par les sanctions internationales, la Syrie n’a aucun moyen d’importer officiellement ce produit. De là à imaginer qu’elle a fait transiter ces matière explosives via Beyrouth et que son allié Hassan Nasrallah s’est chargé, depuis son entrée dans le conflit la même année, du transport vers Damas au fur et à mesure des besoins, il n’y a qu’un pas.
Un esprit chagrin pourrait même penser que les renseignements militaires israéliens, convaincus que le stock est épuisé depuis toutes ces années et pratiquant intensément en cet été 2020 le bombardement de dépôts d’armement et de convois militaires du Hezbollah de la frontière irakienne à celle du Liban, ont eu la mauvaise idée de recommander la destruction du hangar 12 du Hezbollah à Beyrouth. Devant l’ampleur du désastre et de leurs responsabilités respectives, les deux compères ennemis ont très bien pu se mettre immédiatement d’accord sur la formule « ni toi ni moi », « je n’ai pas tiré, tu n’as pas stocké ». Mais ceci appartient au domaine de l’imagination, bien sûr, tout comme la Justice…
Sophie Akl-Chedid
Papier éminent, digne de notre Présent !
Je crois me souvenir que le président Macron, suite à sa visite en 2020 à Beyrouth, devait faire un point chaque année sur le dossier ! Le conseiller qui l’a convaincu de faire de ce drame un dossier personnel de communication jupitérienne ne doit plus être à l’Elysée sans doute…