Quand Jean-Marie Le Pen scrutait les anarchistes 

Ceux qui ont lu ce passionnant témoignage que constituent les Mémoires de Jean-Marie Le Pen (Editions Muller), se souviennent peut-être que ce « fils de la nation », ce « tribun du peuple », alors qu’il était déjà nanti d’une licence en droit obtenue en 1953 et de son certificat d’aptitude à la profession d’avocat, décida de « retourner à la faculté pour décrocher un doctorat et boucler ainsi en deux générations le cursus complet des honneurs académiques, en partant de [ses] grands parents analphabètes ». 

S’il n’écrivit pas sa thèse, compte tenu du peu de temps libre que lui laissaient ses activités au sein de la SERP, la société d’édition de documents sonores qu’il avait créée, il n’en passa pas moins avec succès son diplôme d’études supérieures (DES), dans le cadre d’un troisième cycle de sciences politiques délivré par la Faculté de droit et de sciences économiques de Paris. Un diplôme qui nécessite la rédaction d’un mémoire. Le thème choisi ? L’anarchisme. Un choix dicté, nous dit-il, par la documentation rassemblée à l’occasion de la sortie d’un disque consacré à cette famille politique. 

En prise directe sur l’actualité 

Avoir l’étude ronéotée, tirée seulement à quelques exemplaires, de Jean-Marie Le Pen entre les mains permet d’en savoir plus sur ce travail universitaire et donc sur son auteur. Il s’agit d’un mémoire de 132 pages auquel est associé le nom d’un autre étudiant, Jean-Loup Vincent, sur lequel nous ne savons rien. Le titre exact est : Le Courant anarchiste en France depuis 1945. Soutenu à la session de février 1971 (dépendant de l’année universitaire 1969-1970 qui, elle, était consacrée aux cours théoriques) et rédigé un peu plus de deux ans après les événements de mai-juin 1968, il est en prise directe sur l’actualité. 

Classiquement – et obligatoirement – la page de garde du mémoire indique : « L’Université n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans ce mémoire ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. » Justement, la « patte Le Pen » se fait sentir dès l’introduction, quand il note la permanence des références à Proudhon et à Bakounine, ces théoriciens opposés à Marx qui « inquiètent les gardiens de la forteresse du carrefour Kossuth, au point que le patriarche Jacques Duclos leur consacre un pamphlet au reste peu convainquant » (référence à Anarchistes d’hier et d’aujourd’hui, comment le gauchisme fait le jeu de la réaction, Editions sociales, 1968). De même, bien vu est le rôle des médias « formidables tremplins » dans la diffusion d’une idéologie libertaire : « Non-anarchistes peut-être, ils sont les vecteurs privilégiés des idéaux de l’anarchie. Leur impact sur la jeunesse provoque l’érosion imperceptible mais d’autant plus efficace des valeurs morales de la société bourgeoise et contribue à saper les fondements de cette société. » 

Les quatre chapitres de cette recherche universitaire brossent l’ensemble du phénomène anarchiste depuis la Libération. Sont ainsi disséqués les organisations anarchistes et leur presse, ainsi que leurs thèmes de propagande et d’action. Il est même fait mention de la très éphémère Jeunesse anarchiste communiste (JAC), qui ne vécut que quelques mois au cours de l’année 1968 (emblème : le trident, qui sera repris de façon voisine par les solidaristes en 1970), preuve d’un réel souci de documentation « sur le terrain ». Une place à part est faite, de façon judicieuse, à l’anarcho-syndicalisme, dominé par la Confédération nationale du travail (CNT). N’est pas oubliée non plus la galerie haute en couleur des « individualistes et leur postérité ». Car, comme le relève l’ancien président de la Corpo de droit de Paris : « Bien avant que ne se dressent les barricades, le Quartier latin était devenu le centre d’une migration chevelue, bariolée et cosmopolite. Ces envahisseurs non violents ignoraient sans doute qu’ils étaient des héritiers spirituels d’Emile Armand. » Et de nous apprendre que, pendant 70 ans, ce dernier fut le théoricien et le praticien de la « camaraderie amoureuse », le pionnier de la « libération sexuelle ». 

En tout cas, il n’est guère étonnant que Jean-Marie Le Pen, dont on connaît le goût pour les ballades et complaintes, termine sa fort complète étude par une évocation de la chanson libertaire. 

Relevons encore que le président du mémoire de Jean-Marie Le Pen était le professeur Maurice Duverger (1917-2014), une sommité du monde universitaire qui a promu la science politique au rang de discipline à part entière, également une des grandes signatures du Monde. Politiquement marqué au centre gauche, sa rigueur et son honnêteté intellectuelle lui interdisaient de faire entrer en ligne de compte les opinions politiques de ses étudiants. 

Philippe Vilgier 

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