Dans le concert d’indignation, bien légitime, soulevé sur les réseaux sociaux par les massacres qui ont coûté la vie à au moins 1400 civils dans les villes côtières de Syrie à majorité alaouite entre jeudi et dimanche dernier, il est bien difficile de tenter de faire un tant soit peu la lumière sur les dramatiques évènements qui ont ensanglanté le littoral syrien entre jeudi et dimanche.
Que s’est-il (vraiment) passé ? A qui profite le crime ? Qui a intérêt à saboter les efforts de transition ? Quel avenir pour les minorités composées de chrétiens, de druzes, d’alaouites et de kurdes ?
Dans la journée du jeudi 6 mars, un général de brigade alaouite, Ghayat Dalla, ex bras droit de Maher el Assad en charge notamment, durant la guerre civile, de la répression anti-opposition d’une part et de la protection des réseaux de production, conditionnement et exportation de Captagon dont la Syrie est devenue le premier producteur et exportateur mondial entre 2014 et 2024 sous la responsabilité directe de Bachar et de son frère Maher el Assad d’autre part, annonce sur les réseaux sociaux la création d’un « Conseil militaire pour la libération de la Syrie ». Il est l’un des principaux meneurs de l’insurrection lancée jeudi soir par des partisans du président syrien déchu contre les nouvelles forces de sécurité dans les provinces côtières de Tartous et Lattaquié, berceau de la minorité alaouite dont est issu le clan Assad. Or, selon Mohsen el-Moustapha, chercheur au Omran Center for Strategic Studies, « Dalla est impliqué dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, notamment lors de massacres commis à Daraya (2012, 2016), Muadamiyat al-Cham (2012, 2016), al-Maliha (2013) ou Deraa (2021), ainsi que dans l’utilisation de la famine comme arme contre les civils ». « Ses forces ont mené des pillages, des exécutions sommaires et des déplacements forcés, ce qui le place parmi les hauts responsables militaires responsables de certaines des pires atrocités de la guerre en Syrie. » En 2020, il figure sur la liste des sanctions établies par Washington pour avoir dirigé les forces militaires syriennes lors d’attaques indiscriminées contre des civils, y compris des attaques chimiques. Dans les semaines qui ont suivi la fuite de Bachar el Assad en Russie, le général Dalla signait une déclaration annonçant la création de l’organisation « Front de libération du Sud » afin de « libérer tout le territoire syrien de toutes les forces terroristes d’occupation » et de « renverser le régime existant et démanteler son odieux appareil sectaire et oppressif » ce qui ne manque pas de piquant venant de sa part. Pour ratisser plus large, notamment en direction du Hezbollah, des milices chiites irakiennes et des mollahs de Téhéran, son mouvement est rapidement rebaptisé « Awli el-Bas – Le Front de résistance islamique en Syrie », dont le logo est calqué sur celui du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI). Dans les deux heures suivant l’annonce de la formation de son « Conseil militaire », plus de 36 attaques simultanée ont eu lieu entre Tartous, Lattaquié, Banyas et Jablé contre des postes des nouvelles forces armées syriennes et contre des civils sunnites et alaouites soupçonnés de collaborer avec le nouveau régime. Les premières attaques des forces pro-Assad font plus de 150 morts.
Mobilisation générale incontrôlée
Déstabilisées dans un premier temps, les autorités appellent à la mobilisation générale pour contrer au plus vite le projet de Dalla qui, selon Mohsen el-Moustapha, « vise à rétablir une présence militaire (pro- iranienne) dans la région côtière. » L’appel a été suivi d’ « une intervention massive de milliers de combattants volontaires, dont beaucoup ne sont en aucun cas représentatifs des autorités ». Outre les troupes gouvernementales, Cédric Labrousse, spécialiste des groupes djihadistes en Syrie, identifie au moins trois factions qui ont afflué dans les zones alaouites. D’abord « des groupes syriens qui refusent l’autorité de Damas », puis « des chefs de guerre dont une partie de leurs troupes ont rallié le projet de nouvelle armée syrienne (pro-turque) au nord du pays », et enfin « des groupes de djihadistes étrangers » parmi lesquels « des Kirghiz, des Ouzbeks ou des Tchétchènes qui avaient été expulsés de la région début janvier 2025 par les nouvelles autorités afin d’apaiser la situation sur la côte ». Les massacres de civils, majoritairement alaouites mais aussi chrétiens et sunnites, se multiplient alors et l’OSDH recense au moins 1400 victimes de part et d’autre. Les Patriarches des Eglises syriennes réunis en urgence le samedi 8 mars devant le risque de déstabilisation généralisée ont publié un communiqué conjoint condamnant les affrontements, et avertissant que le pays est confronté à une « dangereuse escalade de brutalité et de meurtres, qui entraîne des attaques contre des civils innocents, y compris des femmes et des enfants ». Ils « appellent toutes les parties concernées en Syrie à assumer leurs responsabilités, à mettre fin à la violence et à rechercher des solutions pacifiques qui défendent la dignité humaine et préservent l’unité nationale.» Le lendemain, la présidence syrienne a répondu en annonçant la création immédiate d’un comité de sept membres, dont une chrétienne et un alaouite, pour enquêter sur « les événements » dans la région côtière, y compris les violations contre les civils et les responsables locaux. La commission, composée de cinq juges, d’un responsable de la sécurité et d’un avocat, devra transmettre ses conclusions dans un délai de 30 jours.
Alors que Damas a repris le contrôle de la situation depuis lundi 10 mars, les médias syriens ont rapporté l’arrestation des premiers combattants djihadistes accusés « d’exactions contre les civils ». Mais le coup de maitre des autorités est sans contexte l’accord de principe qu’ Ahmad el Chareh a signé lundi avec Mazloum Abdi, le commandant en chef des FDS (Forces kurdes) démontrant ainsi sa capacité à répondre aux aspirations des minorités infantilisées et instrumentalisées depuis des décennies par le régime assadien selon le principe d’un échange protection contre soumission. Cet accord reconnaît que les Kurdes sont indigènes à la Syrie et prévoit l’égalité entre tous les citoyens, quelque soient leur origine ethnique ou leur confession. En cas de succès et d’élargissement aux autres minorités, notamment chrétiennes et druzes, cette avancée notable dans l’élaboration d’une future Syrie bâtie sur le principe d’unité nationale pourrait bien annoncer les prémisses de la formation d’un gouvernement de transition réellement représentatif permettant à la Syrie d’aller de l’avant dans la transition post-Assad. A condition toutefois que les puissances régionales ne jettent pas leur dévolu sur cette terre déjà largement martyrisée pour y jouer leurs propres partitions guerrières.
Sophie Akl Chedid
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