Cet été finissant a provoqué un tollé lorsqu’un célèbre écrivain espagnol de gauche, parfaitement intégré au système, a déclaré : « S’il existe un salut possible pour ce monde, c’est de retrouver l’idée de pénurie. » Comme souvent, la phrase, reprise en titre, était sortie de son contexte. Mais ce qui a choqué, c’est qu’un homme jouissant d’une vie confortable se permette de prêcher l’austérité.
A la vérité, ce n’est pas l’hypocrisie de l’auteur qui me dérange, mais l’idée même. Parler de « pénurie » dans notre époque me semble une provocation. Les ressources de la planète ne sont pas « rares » — elles sont certes finies, mais loin d’être épuisées — et il paraît absurde de parler de manque alors que l’économie capitaliste est obsédée par la croissance, oubliant que sa finalité première n’est pas la production infinie ni le profit maximal, mais la satisfaction des besoins matériels et spirituels de la communauté, avec des limites et un ordre hiérarchique qui servent le bien commun.
D’abord, restaurer la justice sociale
Ce dont le monde a besoin, ce n’est pas de « retrouver la pénurie », mais de restaurer la justice : rendre à chacun ce qui lui revient. Bien sûr, une fois ses besoins comblés, l’homme vertueux peut aimer la pauvreté — non pas comme un fléau, qu’il faut combattre, mais comme une vertu qui aide à se détacher des biens matériels. Car posséder des choses influence profondément l’âme : l’homme ne se contente pas de posséder, les choses finissent par le posséder, par s’infiltrer en lui, comme une cellule cancéreuse s’empare de l’organisme. Mais ce détachement ne naît pas de la pénurie, il se cultive dans la liberté intérieure et le renoncement volontaire.
En réalité, la promotion de « l’idée de pénurie » ne fait que servir le système ploutocratique mondial et les gouvernants qui le maintiennent. Elle les arrange : transformons la pénurie en geste héroïque ! Remplaçons l’huile d’olive par de l’huile de tournesol, le steak par une pizza réchauffée, la propriété par un logement minuscule en colocation, les enfants par les animaux de compagnie… et nous aurons sauvé le monde ! Mais en vérité, nous ne sauverons rien d’autre que l’ordre social qui concentre toujours plus la richesse dans quelques mains (en Espagne, rappelons-le, 1 % de la population détient plus de richesse que les 80 % les plus pauvres réunis) et protège ceux qui le dirigent.
Cet appel à « retrouver la pénurie » s’accorde parfaitement avec ces reportages que les grands médias publient régulièrement, vantant comme modèles de vertu ces malheureux qui mettent leur machine à laver en route à minuit pour réduire leur facture d’électricité (qu’en disent les voisins ?), ou popularisant des anglicismes comme staycation (vacances à la maison) ou coliving (logement partagé).
Il n’y a pas de manque d’électricité, pas de manque de chambres d’hôtel ni de logements : il y a simplement des gens qui n’ont pas les moyens de se les offrir. Et le système voudrait que cette pauvreté soit perçue comme un choix tendance, une contribution créative et solidaire à la sauvegarde de la planète.
Le virage de la gauche
Le problème n’est donc pas la pénurie, mais l’accaparement. Plus que « l’idée de pénurie », il nous faudrait redécouvrir l’idée d’une économie qui ne soit pas seulement « crématique » (pour reprendre la distinction d’Aristote), mais orientée vers la répartition équitable de l’abondance existante, en fonction des besoins et des mérites de chacun, sans tolérer les inégalités abusives ni imposer un égalitarisme forcé, mais en valorisant la contribution réelle de chacun au bien commun.
Adopter l’idée de pénurie me paraît donc dangereux : une forme de résignation, une variante de cette « servitude volontaire » dont parlait La Boétie, mais enjolivée pour faire croire à l’esclave qu’il sauve le monde et que sa pauvreté est une libération.
Il est d’ailleurs frappant de constater que la gauche, tant qu’elle était matérialiste, n’a jamais fait l’éloge de la pénurie. Elle aspirait au contraire à créer suffisamment de richesse pour qu’elle disparaisse, en combattant l’injustice — qu’elle y soit parvenue est une autre question. Aujourd’hui, la gauche s’est faite idéaliste : elle accepte l’injustice et invite ceux qui la subissent à « la surmonter », comme si c’était une fatalité à laquelle il faudrait s’adapter.
Juan Manuel de Prada
Source : KontraInfo.ar
J’aime bien cette citation attribuée à Churchill : « le vice inhérent au capitalisme c’est le partage inégal de la richesse, tandis que la vertu du socialisme c’est le partage équitable de la misère » on aurait pu rajouter sauf pour la nomenklatura rouge. Partout où le socialisme est passé ce ne fut que pénurie et desolation
J’ai lu les livres de Juan Manuel de Prada et il ne me semble pas être de gauche ou alors d’une gauche qui me plaît !