Un jour, ma tante Mathilde me mit le Voyage au bout de la nuit entre les mains. J’étais toute jeune, une oie blanche, et j’avoue avoir été un peu déstabilisée par la crudité et la grossièreté des tournures employées. Déçue aussi par le côté « feuilleton » du récit, une longue saga avec des épisodes successifs sans véritable lien entre eux, si ce n’est – je l’ai compris plus tard – que chaque épisode constituait une tranche de la vie romancée de l’auteur.
Et de ce point de vue, je trouve que Christophe Mercier, dans un texte sur Céline qui vient de paraitre dans la revue Commentaire, a vu juste : « Voyage au bout de la nuit est le seul roman médiocre (par « médiocre » j’entends médiocre évidemment à l’aune célinienne). Voyage au bout de la nuit n’est pas un livre raffiné (alors que Céline est un raffiné). Ce n’est pas un travail de dentelière – lequel commence avec Mort à crédit, et plus précisément avec la seconde moitié de Mort à crédit, l’apparition de Courtial des Pereires, et atteint ses sommets avec Guignol’s band et Féérie pour une autre fois (…) ». Christophe Mercier est critique littéraire, et quelqu’un comme lui, qui aime l’écrivain Jacques Laurent (à qui il a consacré un livre qu’il faudra que je me procure et que je lise un jour), a sans doute un bon jugement. En l’occurrence je rejoins plutôt son ressenti sur l’œuvre de Céline, et spécialement sur Voyage, certes très nouveau, en 1932, dans le style, par cette crudité même, mais qui constituait d’abord la promesse de chefs d’œuvres à venir, plutôt que le chef d’œuvre lui-même.
C’est en lisant le dernier Bulletin célinien, celui de mai, que j’ai trouvé cette formule de Christophe Mercier, qui me parait donc fort bienvenue, même si elle suscite sans doute déjà des avis contrastés dans le petit monde si érudit et si passionné des céliniens. En tout cas honneur au Bulletin célinien qui sait tout, voit tout et entend tout concernant Céline !
Malraux sur Céline : « un Rabelais qui n’aurait rien à dire ».
Le Bulletin célinien continue, dans sa célèbre chronique de page 2, « La citation du mois », de citer Christophe Mercier : « Le malheureux Malraux a perdu une belle occasion de se taire lorsqu’il a déclaré que Céline, après Voyage au bout de la nuit, et Mort à crédit, s’était contenté de ratiociner comme n’importe quel chauffeur de taxi ». Pauvre Malraux ! Imaginait-il que le « ratiocinateur » serait cent fois, mille fois, plus lu que le pompeux ministre de De Gaulle ?
Voici la citation exacte de Malraux, qui date des années 1970, et qui est reprise dans ses entretiens avec Frédéric Grover, publiés en 1978 : « Céline avait à dire des choses importantes. Il les a dites dans le Voyage… Après, il n’avait plus rien à dire. Il a recommencé. Mais l’expérience humaine qui faisait la base solide du Voyage relève de l’intensité particulière de la névrose. Ce qui s’est maintenu, ce sont les moyens. Même dans les derniers romans, les moyens sont encore énormes. On a alors l’impression d’un Rabelais qui n’aurait rien à dire mais qui aurait toujours à sa disposition ces cascades d’adjectifs extraordinaires. Le personnage de Céline après le Voyage est quelque chose à mi-chemin entre le talent d’expression d’un artiste extraordinairement doué et la verve du chauffeur de taxi ». Voilà comment Malraux s’est crashé à jamais.
La couverture de ce numéro du Bulletin célinien (n° 462, ce qui est proprement incroyable pour une revue mensuelle dont le thème unique est Céline !) est illustrée par le dessinateur Aramis. Mathilde (et mon oncle Brigneau) faisaient grand cas d’Aramis, qui travaillait pour le quotidien Présent, les premières années. Aramis était bourré de talents. Mais qu’est-il devenu ? C’était un pasticheur hors pair. Soudain sa signature disparut de Présent et du Choc du mois, qui furent les journaux de ma jeunesse. Je ne m’en suis jamais vraiment remise.
Mathilde influencée par Léon Daudet
Pourquoi tante Mathilde m’avait -elle mis le Voyage entre les pattes ? Ma chère tante adorait la provocation. Avec Céline, elle était servie ! Je pense aussi qu’elle avait été influencée par Léon Daudet. Dans la famille, on faisait grand cas des critiques littéraires de Daudet fils, et plus généralement des papiers publiés dans le quotidien L’Action française. Et c’est certainement sous cette influence que ma chère Mathilde m’a offert ce gros roman assez offensant pour la jeune toute jeune fille que j’étais alors, qui se destinait certes à l’enseignement du français
Avec la mode du wokisme, je suis curieuse de savoir comment les censeurs réécriront, dans quelques années, le Voyage et tous les autres textes de Céline, y compris Bagatelles pour un massacre et L’Ecole des cadavres. Ça va être compliqué !
Madeleine Cruz
Le bulletin célinien, BP 42004, 59011 Lille cedex