Ce n’est pas un carnaval à deux balles que celui-ci. Nous avons traversé le Rhin, comme jadis les dragons de Noailles, pour retrouver sur la place de l’Eglise et dans les rues le son des fifres et tambourins. Sommes en Confédération helvétique messieurs et mesdames, pas loin de Mulhouse, ville alliée des cantons suisses de 1515 à 1798, française depuis 1798, allemande de 1870 à 1918 et de 1940 à 1944; dans le demi-canton de Bâle-ville (ce terme n’est plus utilisé officiellement depuis 1999, mais pardonnez-moi, prince si je suis comme Brassens foutrement moyenâgeux).
Le 26 août 1833, le canton de Bâle s’est séparé en deux demi-cantons pour des motifs égalitaires (une lutte entre les paysans qui réclament plus d’égalité et la population citadine bo-bo avant l’heure, jalouse de ses droits autant que de son arrogance). Le drapeau et le blason de Bâle-ville, bourgeois, représente une crosse épiscopale noire tournée vers l’ouest, celui de Bâle-campagne une crosse rouge tournée vers l’est. Choisis ton camp, camarade, mais oublie tout pendant ces trois jours complets de licence. Place à la fête, chassons l’hiver, place à l’égalité & à la réconciliation ! Vive la réunion, c’est le nom de la place principale de Milhüsa en alsacien, Mulhouse en français, Mülhausen en allemand. Si la rue principale de cette cité est encore appelée rue du Sauvage (Wildemanngass en alsacien), sans que les ligues de vertus ne se mêlent de l’affaire, c’est qu’elle s’appelait avant Adolf Hitler-Strasse… son nom lui est dorénavant associé.
Les animaux ressentent le changement (c’est maintenant, disait l’autre cuistre boursouflé boutonneux, ci-devant président de la ripoublique), les ruraux aussi. Les jours rallongent, la nuit s’efface peu à peu, les merles commencent à se moquer et l’herbe pousse sous le pavé de la censure et du mensonge qui sévissent de nos jours. Le vieux monde se meurt, la nouvelle saison tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur, émanent et sortent les cliques, à quatre heures du matin très précises quand commence le carnaval de Bâle.
La fin de l’hiver était accueillie par les Gaulois, Celtes et Germains avec une joie débordante qui donnait lieu à des festivités où se mêlaient la solennité du sacré et la liesse la plus désordonnée. Ici tout est en ordre dans un joyeux vacarme courtois et policé (pas de présence policière, pas de blocs de béton aux entrées des rues, point de militaires en armes). Chaque année, le coup d’envoi des festivités est donné le lundi qui suit le mercredi des Cendres, dans l’obscurité la plus totale. Lors du « Morgenstreich », le centre-ville se transforme en un océan de lanternes peintes à la main. Des milliers de joueurs de fifre et de tambour déguisés de pied en cap, accompagnent leurs luminaires et leurs « sujets » en musique. Ils ne s’arrêteront qu’au moment du « Endstreich », le jeudi matin à 4 h 00 précises toujours. Plus de dix-mille carnavaleux grimés défilent d’un pont l’autre et s’entrecroisent, ces fantassins de tous âges, du bout d’chou de 6 ans (on le reconnaît à sa taille) au vieil homme chenu (on le reconnaît à ses mains) battent tambours, soufflent dans leurs flûtes traversières. Ils sont soutenus par de très nombreux chars (j’en ai vu un qui portait le chiffre 404 !). Ces véhicules ne sont pas tellement décorés, ils servent surtout à transporter la marchandise qui sera distribuée, balancée à tout-va aux badauds, des bonbons, des gadgets, du mimosa, mais aussi des légumes, des oranges et des confettis. Ne vous fiez pas à la générosité de ces farceurs qui vous tendent une confiserie et vous balancent en guise, dans le cou une grosse poignée de confettis noirs. J’ai vu des enfançons les bras tendus et qui criaient « Blumen, Blumen ! » (un enfant a toujours besoin d’une fleur, n’est-ce pas Brasillach ?), ne récoltant à leur grand dam qu’une carotte, un oignon, une banane ! Comme ils rient !
Le carnaval continue toujours, mais bientôt s’échappent du cortège officiel quelques troupes menées par des cuivres, trompettes, saxophones, hélicons. Ils grimpent la colline par une rue étroite et escarpée, rencontrant sur le pavé sonore une autre escorte, rive gauche ou rive droite de la ville médiévale. Le Rhin qui la divise apporte de la mélancolie au tableau (et de la fraîcheur au plus fort de l’été), un bruit d’eau, une brume… Ce fleuve est pareil à ma peine, il s’écoule et ne tarit pas, comme écrivait Apollinaire, on peut le traverser en bateau, entre les deux ponts de la cité, par un bac treuillé se mouvant par la seule force du courrant. Au-dessus de nous, les gros avions transcontinentaux nous survolent de près, sans arrêt, narguent la hauteur des buildings ouvragés, étranges et distingués, esthétiques… Les aéronefs partent ou arrivent sur le seul aéroport binational européen (Basel-Mulhouse), sans que la Confédération helvétique ne fasse partie pour autant de l’Union européenne inféodée à l’Otan. Sous la ville il y a aussi une ville, mille souterrains d’autoroute.
Que saint Nicolas de Flue protège la cité et la patrie ! chantait Pierre Dudan.
Franck Nicolle