Pareil au jardin de Charles Trénet, c’est un coin de forêt extraordinaire, où mystérieusement nul oiseau ne chante comme dans le chant des marais (“Wir sind die Moorsoldaten”). Dans ce coin des Vosges, il n’y a pas de réseau téléphonique, le GPS ne répond pas et le silence règne en maître, sauf par-ci par là, au bord d’un tors sentier que le soleil invaincu éclaire à travers le filtre de la canopée où l’on entend le son discret, vivifiant et apaisant de l’eau qui court entre les souches, les roches de grès enserrées de racines, les bancs de sable fin et gris.
C’est la source du Madon qui commence tout juste à prendre forme, alimentée par mille gouttelettes tombant de rochers plats et spongieux dans un plic-plic incessant et discret. Tendez l’oreille aux murmures de la forêt… Et ouvrez tout grand vos yeux ébaubis par tant de grâce forestière.
Des bousiers sur le chemin pentu effectuent leur travail de Sisyphe. Les petites boules de “pousse-moussu” se plaisent ainsi parmi les fougères aux tiges et feuilles coupantes et la bruyère qui pousse dru fleurit dans le mauve. En cette saison on trouve quelques girolles, pas assez pour faire une poêlée, laissons-les donc sur les touffes. La forêt est lourde sur les épaules comme une chape, charnue, élevée, élancée et trapue à la fois, noire par endroit et pleine de lumière comme une cathédrale dotée à la fois de sa crypte et de ses vitraux célestes. Les rochers tout autour semblent chargés de menace, et de protection tout autant. D’ailleurs, il y a une grotte énigmatique, interdite. On ne peut voir que l’entrée et après quelques mètres une porte fermée par un cadenas solide. Derrière, je sais qu’il y a un pont et trois puits, inaccessibles au public. Une petite fille bien bavarde me l’a dit, c’est son pépé qui garde les lieux et qui possède les clés. Sa grand-mère et son petit frère fréquentent souvent la fontaine à l’heure du goûter.
Henri Vincenot aurait mieux décrit que votre serviteur cet endroit où l’on se sent si bien, calme, mesuré, contemplatif, puisque la présence des anciens dieux semble manifeste, mais acceptée par l’église qui a bâti dans un seuil de lumière, une petite chapelle dédiée à saint Martin. La fontaine “le boeuf” ne manque pas d’interroger tout comme les nombreux pétroglyphes que l’on retrouve de part et d’autre de la ligne de partage des eaux — le Madon s’échappe vers la mer du Nord, tandis que la Saône qui prend sa source à deux pas d’ici s’en va rejoindre le Rhône. Des exégètes de pacotilles, instituteurs, maires et même curés ont fagoté des hypothèses sans fondement concernant le vallon, dont tout bonnement on ne sait rien. Les histoires de fées, de dames blanches, de druides et de sacrifices humains ont alimentés la prétendue “Tradition” et les fantasmes les plus échevelés, surtout concernant le cuveau de grés octogonal qui trône au plus haut du bois parmi un grand nombre d’essence d’arbres, chênes, pins et arbustes. Il parait tout à fait évident que les peuples naturels se soient intéressé au site, à cause des sources, des bloc de pierre taillés à la bizarre par l’érosion. Il est loisible de penser que ce lieu fut consacré aux divinités et que des ermites chrétiens ont ensuite pris leurs quartiers dans la forêt profonde. On ne peut que constater que le site a été christianisé, comme partout en toute France et en Europe. Mais au XIXème siècle, les gens se sont pris d’engouement spirite, à faire tourner les tables, invoquer les esprits et voir des ensorceleuses un peu partout, ou la présence d’Alésia à tel ou tel endroit. En ce temps-là, dans la région on déguisait des bonnes femmes avec des draps sur la tête et des druides de carnaval posaient devant le daguerréotype.
Nous sommes ignorants et même, par prudence et humilité, ignorantins. Pour le reste, il demeure un fait. Des hommes du temps que régnait le grand Pan ont sculpté une bassine octogonale (mais ne fut-elle pas ci-devant ronde ?) massive, monumentale, sacrée comme peut l’être la pierre et impossible à transporter, dans un coin de Gaule le plus reculé, escarpé qui soit et qui demeure peu visité, ainsi soit-il. Ce n’est pas à proprement parler un lieu où souffle l’esprit. La conscience vient ici plutôt de la terre, des arbres, elle ne souffle pas, elle s’insère par le sol et vous gagne profondément, plus tranquillement que l’air, plus fidèlement que l’eau.
Franck Nicolle