Au son des fifres et tambourins… Ils ont traversé le Rhin, les fiers dragons de Noailles… Faisons de même depuis Strossburi (Strasbourg), via le pont de L’Europe si l’on vient en voiture automobile ou en tramway mais depuis le Brücke der zwei Ufer (Pont des deux rives) si l’on s’y rend à pied, par vélocipède ou au moyen d’une trottinette électrifiée, comme c’est la mode en ce moment.
Amis, si par l’effet de la sainte providence vous deviez vous rendre dans la capitale de l’Elsass, reposez-vous donc à Kehl, qui fait partie de son agglomération. Au moins, vous y serez au calme, en toute sécurité, vous verrez une autre contrée et demeurerez littéralement dépaysés. Kehl, c’est comme qui dirait une ville à la campagne, ce qui aurait fait le bonheur d’Alphonse Allais. Quand on se promène dans les ruelles garnies de petites maisons cossues mais non ostentatoires, embellies de ses jardins ombragés, floraux et officinaux, on se croirait évoluant dans le cadre d’un épisode de la série « Inspecteur Derrick ». Ce feuilleton (des plus soporifiques qui soient) n’est plus diffusé depuis que l’on a appris que l’acteur principal, Horst Tappert, avait servi dans la Waffen-SS et dans la Totenkopf qui plus est, sur le front de l’Est, par dessus le marché (noir).
Kehl était le passage obligé des volontaires français ayant servi sous l’uniforme feldgrau et coiffés du casque à boulons emblématique, remarquable, entre tous. « Après une période d’entraînement intense la première Stosstruppe du capitaine Rohr fut engagée en février 1916 devant Verdun. Sa troupe fut la première à être dotée du nouveau casque d’acier, le fameux « casque à boulons ». — (Dominique Venner, Histoire d’un fascisme allemand : les corps-francs du Baltikum et la Révolution, Pygmalion/ Gérard Watelet, 1996).
Kehl était aussi le point de passage obligé des réprouvés. L’écrivain et dessinateur de talent Dimitri, alias Guy Sajer, évoque le patelin avec émotion dans ses souvenirs de guerre (Le Soldat oublié. Laffont. 1967). Dans l’agréable Jardin des roses, un monument de haute stature glorifie un fier et musculeux pionnier allemand de la Grande Guerre, torse nu, coiffé du casque susdit, barrant hardiment un frêle esquif. Ce qui ne manque pas d’intriguer les promeneurs, d’horrifier les bourgeois et les gauchistes, ni de réjouir les nostalgiques. La statue côtoie l’église catholique Saint Jean Népomucène (St. Johannes Nepomuk), construite entre 1912 et 1914. Derrière se tend un bras d’eau bucolique et reposant où flottent des nénuphars, entourés sur les berges de tristes saules pleureurs et d’aulnes inquiétants pour peu que l’on connaisse leur roi, Der Erlkönig. C’est un monarque maléfique qui hante les forêts marécageuses et entraîne les hommes et les petits d’hommes vers l’Ukraine la mort (toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite et involontaire). Ce personnage est prégnant dans la littérature allemande, Goethe lui consacre un poème terrifiant et Franz Schubert un lied éthymologiquement parlant, horripilant.*
Des grenouilles s’égarent dans les herbes hautes de ce Schnokeloch (trou aux moustiques, bien connu des petits Alsaciens**), des couples de canards nasillent (Horresco referens) en pédalant sur cette morte eau tandis que des libellules guerrières chassent, fauchent et se nourrissent de mouches, de papillons, de guêpes, de coccinelles et même d’autres libellules telles des walkyries, dans un bruissement d’ailes métalliques ou d’un crissement de transistor. Un héron cendré, pareillement paré que celui de la fable semble une sentinelle guettant sur le piton. Les petits Alsaciens les dénomment « tapons ». On à beau leur dire, leur expliquer : héron, héron, petits pas tapon, ils n’en ont cure ‘s Bibbele !
Das Rheingold, l’or du Rhin.
On pratique encore l’orpaillage alluvionnaire récréatif en Bade-Wurtemberg comme en Alsace, notamment autour des localités de Munchhausen, Seltz, Benfeld, Kembs et Strasbourg ***, en songeant et en se référant aux vieilles légendes germaniques qui ont inspiré les quatre opéras de Wagner. La ville de Kehl continue à rendre hommage au compositeur, chef d’orchestre mais aussi polémiste ésotériste et antisémite patenté, en lui consacrant son plus aimable quartier. Quittons « La ville » avec Ernst von Salomon et courons au Rhin vif et vivifiant, à son chemin de halage tranquille par la Siegfriedstrasse, la Nibelungenstrasse ou la Bruhildstrasse. A moins que vous ne préfériez emprunter la Rudolf Hesss-strasse, la Alfred Rosenberg-strasse, non je rigole ! Comme on dit en Alsace, il faut pien rikoler, que le grand Crif me croque ! Après tout il existe bien à cette adresse : 120 Haupstrasse, un restaurant à viande qui s’appelle Gasthaus Barbarossa… Quelle opération, quelle audace ! N’y pensez pas Stanislas comme chantaient les Frères Jacques.
Rien n’est plus agréable que de s’asseoir sur un banc ou sur l’herbe et de regarder tout bonnement l’eau qui court depuis le lac de Toma, dans le canton suisse des Grisons et qui s’en va jusqu’à Cologne, Düsseldorf, Utrecht où elle est traitée depuis 1713 (l’eau traitée d’Utrecht), Rotterdam, la mer du nord… Un rêve passe, les voyez-vous ? Les péniches, les pousseurs et les bateaux de croisière de fort tonnage qui passent ou jettent l’ancre le temps d’une nuit. A cet endroit du fleuve il est déconseillé de se baigner, mais vous pourrez le faire en amont, à Basel par exemple ou à Stein-am-Rhein, idéalement.
Tiens, voilà du poisson ! Alose enfant de la patrie !
Un millier de saumons remontent toujours le Rhin depuis le delta (l’espèce avait disparu dans les années 50/60), mais aussi des truites de mer, des anguilles européennes, des lamproies marines, des grandes aloses. Songez que dans les années 1850, plusieurs centaines de milliers de saumons remontaient le fleuve mystique et mythique et qu’au 17ème siècle, on comptait jusqu’à 45 espèces de poissons en Alsace. L’alose, l’esturgeon, le saumon, le saumoneau ou la lamproie fréquentaient alors abondamment le Rhin après de longs mois passés en mer.**** Ce qui explique la présence significative du poisson dans la cuisine traditionnelle alsacienne mais aussi du Bade-Wurtemberg, Sarre, Rhénanie-Palatinat, Westphalie…
Piétonne entre la gare et la mairie, la rue principale de Kehl (Hauptstrasse), est commerçante, on y trouve des parfumeries où l’on peut faire de bonnes affaires, des tabacs tenus par des Turcs pas tibulaires mais presque, des Apotheke, en veux-tu en voilà, des petits supermarchés où l’on dégotera des produits que l’on ne vend pas chez nous, des terrasses mais aussi hélas des kebabs, des gargotes exotiques dont la clientèle est bigarrée, un peu bruyante, turcophone, volubile mais plutôt policée. Le soir venu, on peut s’y aventurer sans aucune crainte, ce qui n’est pas le cas dans certains quartiers de Strasbourg, ni même en centre-ville ou dans le quartier de la gare. Je n’ai jamais été importuné, agressé à Kehl sur la voie publique contrairement à Strasbourg, Mulhouse ou Colmar. C’est aussi pour cela que j’aime Kehl !
Où dormir ?
On trouve des appartements Airbnb munis de terrasses avec vue sur le Rhin dans le quartier wagnérien, préconisez ce choix plutôt que de vous retrouver dans la rue principale au dessus d’un kebab (mauvaise expérience).
Où manger et dormir ?
Une belle adresse : Romantikhotel Der Rebstock. Les chambres les plus économiques, mansardées, sont dépourvues de climatisation. En Alsace et en vallée rhénane, il faut savoir que le climat continental existe bel et bien, il fait chaud en été, c’est peu dire. Les chambres sont décorées à leur façon prétendument artistique. Saisissez vos clés, déposez les valises et faites monter une bouteille de blanc sec du pays comme les hôtes nous invitent.
La restauration, la cuisine vaut le détour et se pratique à la belle saison avec grands soins dans le grandiloquent jardin intérieur. Service comac ! à l’allemande (c’est à dire vieille France, en tenue impeccable), bien que le chef soit polonais, ce me semble… On soupe tôt comme il se doit avant 20 heures et même 19h45. On peut se garer sur le parking gratuit (muni d’un distributeur automatique de cigarettes et d’une cabine téléphonique insolite) et gagner le centre-ville à pieds en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire.*****
Franck Nicolle
* https://www.youtube.com/watch?v=NStgWPFkDpo
** https://www.youtube.com/watch?v=47ouXElr1eo