Pierre Gillieth, qui s’occupe, je crois, de la revue non conformiste Réfléchir&Agir, publie un épais volume (près de 500 pages) consacré à des entretiens tenus avec une cinquantaine d’écrivains, de journalistes, de musiciens etc. Ces entretiens furent publiés, au cours des trente dernières années, dans les pages de Réfléchir &Agir, bien entendu, mais aussi dans Le Magazine des livres, ou dans des revues de moindre notoriété.
Le livre de compilation d’entretiens est un genre difficile. En général les interviewés sont connus, se sont exprimés un peu partout. Rodés à l’exercice, ils ne se livrent pas beaucoup plus, et parfois ils n’ont d’ailleurs plus rien à dire. Entre les deux guerres, Frédéric Lefèvre (1889-1949) excellait dans ce travail de maïeutique, qu’il exerçait pour le compte des Nouvelles littéraires dont il fut un temps le directeur. Il réalisa 300 entretiens, publiés ensuite en recueils. Et s’il reste une référence, c’est précisément parce qu’il parvenait à pousser ses interlocuteurs dans leurs retranchements, à briser la carapace, grâce à des entretiens qui duraient une bonne heure.
Dans le domaine audiovisuel, il faut évoquer les « Radioscopies » de Jacques Chancel, généralement réussies, l’éclectisme des invités n’y étant pas pour rien . On pense à Rebatet, Salan, Monfreid, Gen Paul, Audiard, Hergé, Goscinny etc.
Peut-être ajoutera-t-on un jour le nom de Pierre Gillieth à ceux de Chancel ou de Frédéric Lefèvre parmi les meilleurs du genre ? Je le lui souhaite.
Il y a trois raisons au moins qui expliquent mon parti pris très élogieux : la première, c’est que Gillieth pose les bonnes questions, il les explicite, les détaille, relance son interlocuteur, quand c’est nécessaire. Les questions sont souvent aussi éclairantes que les réponses. On voit qu’il a travaillé le sujet, qu’il connaît parfaitement l’œuvre et le parcours de son vis-à-vis. Sans doute a-t-il retravaillé ses questions avant publication ? C’est de bonne guerre et c’est plutôt un plus. Trop d’entretiens reproduisent en effet le fruit des enregistrements, se contentant d’effacer les redites et les hésitations, croyant (par déférence ou par manque de professionnalisme) qu’il faut tendre au maximum vers le « mot pour mot ».
Le second intérêt du travail de Gillieth, c’est que le poids des non conformistes, des maudits d’aujourd’hui, des politiquement incorrects, forme l’essentiel – pour ne pas dire la totalité – des entretiens. Et du même coup, avant même d’avoir commencé à lire la cinquantaine d’entretiens du recueil, on piaffe d’impatience à l’idée de lire les propos d’un ADG, d’un Adolf, d’un Konk, d’une Chard, d’une Camille Galic, d’un Jack Marchal, ou d’un Guy Sajer. En fait, en prenant la liste des entretiens, qui figure au tout début du livre, j’ai immédiatement pointé vingt-cinq d’entre eux, que j’avais bien l’intention de lire de bout en bout, et que j’ai lus, en effet.
Le troisième intérêt de la sélection de rencontres opérée par le questionneur, c’est que ses choix sont assez « générationnels », si vous me permettez l’expression. Ce sont grosso modo les rencontres que rêvaient de faire tous les jeunes gens de droite qui eurent 20 ans dans les années 1990. Je me suis renseignée : Gillieth a mon âge, à peu de choses près. S’il rencontre Floc’h, Jacques Martin, Jacques Terpant, Francis Lacassin, Tulard, c’est parce que notre génération (surtout les garçons) a baigné dans la bande dessinée, qui avait désormais quitté le royaume de l’enfance, et plus généralement dans la littérature dite « populaire ». Si Adolf, Chard, Miège, ou Konk, passent sur le grill, c’est qu’ils représentent les talents du dessin de presse de ces années-là (et encore d’aujourd’hui pour certains d’entre eux). Le néo-polar est représenté par notre cher et regretté ADG, mais aussi par Guittaut, Marignac ou Favrit.
Et parmi les grands anciens qui nous ont passionnés, on trouve Déon, d’Hugues, de Benoist, Sajer, Marmin… Certains ne sont plus là et à la lecture de leur entretien, on regrette d’avoir trop souvent privilégié une sortie entre amis à une sage rencontre avec par exemple Michel Mohrt dans une librairie du Quartier latin. Alors que les amis sont toujours là, « frais et dispos », comme faisait dire Félicien Marceau, à son héros, Magis, dans sa pièce L’œuf.
C ’est vraiment un bon bouquin, qui vaut largement les 24€ de son prix de vente.
On ne s’ennuie pas une seconde en le lisant. Il est aussi bourré d’anecdotes et de citations percutantes. C’est Michel Marmin, alors jeune critique de cinéma, qui raconte comment il manqua passer à la casserole avec la cinéaste Leni Riefenstahl : elle avait pourtant 80 ans, à l’époque mais « elle était encore impressionnante. Il était alors de notoriété publique qu’elle avait un gros appétit sexuel. Elle le disait elle-même ». Quant au dessinateur Adolf (tout un programme !), il se confie à Gillieth, en 2023 : « Quand j’étais petit, je m’amusais à compter les juifs qui passaient à la télé. Du coup je savais compter super-loin pour mon âge ! ». C’est encore l’excellent romancier Bruno Lafourcade qui, évoquant son premier métier, celui de publicitaire, où il gagnait très bien sa vie, fait cet aveu : « J’avais honte, comme tous les ratés qui réussissent ». Il y a comme cela des dizaines et des dizaines de bons mots, de formules à l’emporte-pièce, de mini-témoignages, qui méritaient de rester gravés dans le marbre. C’est fait, grâce à ce livre.
Madeleine Cruz
Une heure avec… par Pierre Gillieth, Auda Isarn, avril 2024.