Arménie

Crucifixion de l’Arménie : un cas d’école pour les Européens

Le 8 août dernier, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et les États-Unis d’Amérique ont signé un mémorandum engageant les parties à définir un accord de paix final (1).

Cet accord intervient après que l’Azerbaïdjan a chassé de leurs terres ancestrales 120 000 Arméniens qui vivaient encore en Artsakh (Haut-Karabakh) en septembre 2023. Cette déportation s’est soldée par des destructions de lieux de culte, des sépultures profanées, des hommes et des femmes démembrés, des vieillards battus à mort, des prisonniers arméniens torturés.

Ce mémorandum contraint l’Arménie à de très douloureuses concessions et sans contrepartie garantie. De plus, il provoque l’ire de Téhéran. L’Iran se sent en effet de plus en plus encerclé et voit ses marges de manœuvre réduites. Bref, cet accord ne résout que très partiellement la crise arméno-azerbaïdjanaise (les problématiques autour de l’exclave du Nakhitchevan ou le contrôle du corridor du Syunik/Zanguézour ne disparaitront pas d’un coup de baguette magique) et il en crée potentiellement de nouveaux.

Toutefois, c’est le moment opportun pour regarder dans le rétroviseur et établir un bilan, certes provisoire, de ce qui s’est déroulé dans l’Artsakh et pour l’Arménie depuis 2020 et quelles conclusions doivent en tirer les Européens.

Le rôle de la Turquie tout d’abord

Lors de l’offensive azerbaïdjanaise déclenchée fin septembre 2020 par le président de la République d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, rien (ou presque) n’aurait été possible sans le soutien décisif du président Recep Tayyip Erdoğan et de ses soudards turco-djihadistes. La SADAT (société militaire privée turque) a notamment encadré ces mercenaires du Jihad Global si utiles pour Ankara. La même SADAT, accompagnée des mêmes takfiristes, avait déjà défendu les intérêts du calife néo-ottoman en soutenant les milices de Misrata et les groupes favorables au gouvernement qualifié de façon totalement abusive « d’entente nationale » (GNA) en Libye.

Des hordes du même type (Division Hamza et Brigade Suleiman Shah) à la solde de la Turquie étaient d’ailleurs responsables des horreurs commises (enlèvements, pillages, tortures, et abus sexuels) dans la région d’Afrin en Syrie (gouvernorat d’Alep) contre les civils kurdes.

L’appui de la Turquie à l’Azerbaïdjan considéré comme un pays-frère (selon le principe « une seule Nation, deux États ») s’est également traduit par la fourniture de drones Bayraktar TB2 qui ont fait tant souffrir les Arméniens et les populations du Haut-Karabakh.

La Turquie voit en effet l’Azerbaïdjan comme un partenaire clé pour renforcer sa position stratégique dans le Caucase, notamment via la création de corridors de transport et d’énergie (exemples : corridor du Syunik/Zanguézour, routes reliant la mer Caspienne à l’Asie centrale etc.). Cette relation constitue aussi un maillon essentiel du projet dit de « Turkestan élargi » si cher à Ankara, s’inscrit dans le cadre plus global panturquiste et enfin renforce son rôle de pont entre Orient et Occident (2).

Puis celui d’Israël

Israël et l’Azerbaidjan se retrouvent liés par un ennemi commun : l’Iran. Les tensions entre Bakou et Téhéran sont anciennes, principalement liées à l’importante minorité azerbaïdjanaise d’Iran, deuxième en nombre, et dont les velléités indépendantistes sont régulièrement ravivées par l’irrédentisme azerbaïdjanais.

C’est au nom de cet ennemi commun, l’Iran donc, qui, lui, entretient des relations plutôt bonnes avec Erevan, que Tel-aviv fournit des armes à Bakou pour plusieurs milliards de dollars : drones de reconnaissance, drones kamikazes Harop, missiles antichars Spike, canons automoteurs ATMOS, mortiers de 120 millimètres, missiles antiaériens Barak, navires de patrouille de la marine, supports de canon Typhoon, missiles guidés antichars Lahat, systèmes radar avancés, équipements de communication de dernière génération… Et ce, depuis au moins 20 ans, avec une accélération de surcroît des livraisons à chaque nouvelle attaque azerbaïdjanaise, le tout au grand dam d’Erevan (3).

En octobre 2020, l’Arménie avait d’ailleurs rappelé son ambassadeur en Israël pour protester contre la livraison d’armes par Tel-Aviv à l’ennemi azerbaïdjanais.

Itzhak Herzog, le président israélien, n’avait pas hésité à lâcher en mai 2023 : « L’Azerbaïdjan est un pays musulman à majorité chiite, pourtant il y a de l’amour et de l’affection entre nos nations ».

Une relation « amoureuse », sur fond de détestation partagée de Téhéran, dont Erevan est la malheureuse victime collatérale. Cette « romance » va d’ailleurs plus loin : l’échange de renseignements entre les deux pays est important et une étude du Washington Institute de 2005 affirme que les Israéliens auraient installé des stations d’écoute électronique le long de la mer Caspienne et à la frontière iranienne. Affirmation que les deux États nient vigoureusement, cela va de soi. Pourtant, il ne fait aucun doute d’après nombre de spécialistes que lors de l’offensive-éclair de 2020 notamment, le renseignement israélien a alimenté abondamment Bakou en informations essentielles.

Dans un article de 2023, la journaliste de l’Obs, Céline Lussato, rappelait également ceci : « L’Azerbaïdjan détient une frontière de plus de 600 km avec l’Iran, frontière que, par un accord tacite, les services de renseignements israéliens utilisent pour leurs incursions en territoire iranien. C’est ainsi qu’en janvier 2018, des agents du Mossad sont parvenus à voler, dans un entrepôt du sud de Téhéran où elles étaient stockées, une demi-tonne d’archives concernant les recherches nucléaires iraniennes, puis à les exfiltrer via l’Azerbaïdjan ».

Et dans le même article, Céline Lussato d’ajouter : « L’État hébreu n’obtient pas uniquement le paiement de milliards de dollars de factures (pour ses livraisons d’armes, NDLA). Bakou possède bien d’autres ressources à fournir à son allié. En particulier du pétrole. Israël ne publie pas le détail des informations concernant ses approvisionnements énergétiques, mais les experts estiment généralement à 40 % le taux de pétrole désormais importé d’Azerbaïdjan via l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan ».

L’Arménie a été la victime sacrificielle de ce partenariat stratégique israélo-azerbaïdjanais.

De la Russie ensuite

Responsabilité plus indirecte, mais responsabilité tout de même, l’abandon par la Russie de son « allié historique », l’Arménie. En 2020, le Kremlin a préféré regarder ailleurs lors de l’opération turco-azebaïdjanaise.

Plus troublant encore : la très molle réaction (pour dire le moins) de la force de maintien de la paix russe lors du blocus du corridor de Latchine (seule route reliant le Haut-Karabakh à l’Arménie) en 2023. Un blocus orchestré dans les coulisses par Bakou et qui a provoqué des pénuries de carburant, de denrées alimentaires et de médicaments. Cette quarantaine a mis en péril des milliers de vies arméniennes sans provoquer une réaction à la hauteur de la gravité des faits de la part de Moscou.

Pourquoi une attitude si timorée de la part de Poutine ?

Accaparée par l’invasion de l’Ukraine, il est probable que la Russie n’ait pas souhaité s’engager dans un autre conflit majeur et de haute intensité. De plus, Moscou doit travailler en tandem avec la Turquie sur un certain nombre de dossiers clefs pour les deux parties.

Autre raison probable : l’inimitié entre Vladimir Poutine et Nikol Pachinian, le président arménien.

Le premier n’a jamais pardonné au second sa volonté de rééquilibrer les relations d’Erevan entre Moscou d’un côté et Washington et Bruxelles de l’autre. A l’instar des États-Unis d’Amérique, la Russie a une fâcheuse tendance à confondre les termes d’alliés et de partenaires avec celui de « vassal »(4). Résultat de cette bouderie poutinienne : contre toute évidence historique et géographique, Erevan n’a jamais été aussi proche de Washington et depuis l’accord de début août 2025, « les États-Unis d’Amérique ont fait leur entrée dans le jeu de ce nœud géostratégique qu’est le Caucase du Sud au détriment de ses deux traditionnels parrains que sont la Russie et l’Iran » pour reprendre la formule du géopolitologue Tigrane Yegavian dans le Figaro Vox.

Et de l’UE enfin

Littéralement obsédée par sa volonté d’en finir avec la « dépendance énergétique » vis-à-vis de Moscou, l’Union européenne (UE) par l’intermédiaire de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a passé un accord déshonorant avec Ilham Aliyev en juillet 2022 (5).

Ursula von der Leyen s’était fendue de ce tweet tristement mémorable : « L’UE se tourne vers des fournisseurs d’énergie plus fiables. Je suis aujourd’hui en Azerbaïdjan pour signer un nouvel accord. Notre objectif : doubler les livraisons de gaz de l’Azerbaïdjan à l’UE en quelques années. (Ce pays) sera un partenaire essentiel pour notre sécurité d’approvisionnement et sur la voie de la neutralité climatique ».

Au même titre, que l’attitude de Poutine vis-à-vis de Pachinian s’est en partie retournée contre lui, la volonté des technocrates bruxellois de rompre à tout prix et sans retour possible avec Moscou, les pousse à s’acoquiner avec des personnages encore plus infréquentables comme Aliyev et à mettre le continent à la merci du chantage de Bakou en cas de désaccord majeur ou de conflits plus ou moins ouverts impliquant cette dictature. Pure folie.

De la nécessaire lucidité des Européens

Appétits voraces d’acteurs régionaux et émergents, rêves de grandeur retrouvée d’anciens empires en cours de reconstitution, cynisme froid de puissances planétaires qui naviguent dans « les eaux glacées du calcul égoïste », coups de poignard dans le dos portés par des faux amis (6), entité supranationale (l’UE pour ne pas la nommer) qui agit contre les intérêts des Européens et comme un régime d’occupation, c’est de tout cela dont les vieilles nations européennes doivent avoir conscience et lutter si elles ne veulent pas constituer le plat de résistance de forces hostiles et tout simplement disparaître à plus ou moins brève échéance.

Maurice Gendre

1) Lire « Accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : comme un air de Munich » par Tigrane Yegavian dans le Figaro Vox.

2) La Turquie et l’Azerbaïdjan collaborent aussi sur des projets majeurs comme le gazoduc TANAP, qui relie le gisement de Shah Deniz à l’Europe, renforçant leur rôle « dans la sécurité énergétique régionale ».

3) Il serait d’ailleurs intéressant d’entendre Philippe de Villiers et François-Xavier Bellamy sur cette entente cordiale israélo-azerbaïdjanaise qui se fait sur le dos de l’Arménie.

4) L’eurodéputé RN Thierry Mariani, quant à lui, dont les contacts avec Moscou et Bakou sont connus, a peut-être également un avis à partager sur la question.

5) Et cet accord avec Bakou a eu lieu avant celui encore plus humiliant passé avec Washington en juillet 2025.

6) Il faut noter que c’est encore une coproduction israélo-turque qui a permis l’installation

d’Al-Joulani (cofondateur de HTC, ex-Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaida) au pouvoir à Damas avec les conséquences funestes que l’on sait pour les Alaouites, les Chrétiens, les Kurdes et les Druzes.

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