enfance

Saints Innocents

En eux, tout est nouveau, original, imprévisible. Rien de ce qu’ils font ou disent ne se conforme à l’établi ; simplement, ils ignorent ce qu’est l’établi, et c’est pourquoi leur langage, comme leurs attitudes, semble fraîchement créé, fraîchement inventé. Ils soumettent la réalité à un constant processus de réinvention ; ils sont créatifs au sens le plus profond du mot, comme le Dieu de la Genèse : ils créent le ciel et la terre à chaque instant, créent le jour et la nuit, et ne se lassent pas de les créer, car pour eux chaque ciel et chaque terre sont différents, chaque jour et chaque nuit abritent des événements qui n’ont jamais existé auparavant, qui n’existeront plus jamais.

Leur attitude face à la vie est inaugurale, contrairement à celle des adultes, qui est répétitive : grandir, c’est se conformer à une réalité qui se répète ; et s’adapter à cette réalité répétée, en nous transformant nous-mêmes en créatures en série, avec des attitudes prévisibles, des mots usés, des sentiments et des passions stéréotypés, des préoccupations triviales, tant elles sont archiconnues.

On dit qu’être enfant, c’est vivre dans l’ignorance ; mais c’est un mensonge propre aux gens aigris. Être enfant, c’est vivre dans l’émerveillement et dans l’espérance. Nous, les adultes, avons exclu l’émerveillement de notre horizon vital ; et cela nous transforme en créatures doctrinaires. Les enfants, au contraire, sont des êtres d’émerveillement : il n’y en a pas deux pareils, chacun diffère des autres : non seulement de ses frères ou de ses camarades de classe, mais de tous les enfants qui ont existé dans le monde, de ceux qui existent et de ceux qui existeront à l’avenir. Toute la création se recrée dans les enfants, à travers leur curiosité incessante ; et ce caractère miraculeux de leur nature éveille en nous la nostalgie de ce que nous fûmes, et aussi le dépit de savoir que nous nous sommes transformés en êtres routiniers.

Nous avons perdu l’émerveillement et l’espérance. C’est pourquoi Noël nous déconcerte tant ; et finalement, nous finissons par en faire une grotesque orgie consumériste (dans laquelle, bien sûr, nous consommons tous des choses répétées). Nous attendions un Dieu omnipotent et est apparu un Dieu faible et sans défense ; nous attendions un Dieu tout-puissant et nous avons découvert un Dieu extrêmement fragile. Noël vient nous ôter les masques d’importance derrière lesquels nous nous sommes retranchés à l’âge adulte. Noël nous enseigne que l’on ne peut atteindre Dieu que de deux manières : ou en étant enfant, ou en se baissant beaucoup. Non en se hissant, mais en s’inclinant ; non en s’étirant, mais en se rapetissant ; non en montant sur des échelles, des tribunes, des piédestaux, des chaires, mais en retournant aux premières années de notre vie. Parce que Dieu n’est pas plus grand que nous, mais bien plus petit ; ou, formulé plus exactement, Dieu est bien plus grand que nous, pour la simple raison qu’il est plus enfant que nous. Et, si Dieu n’a pu s’approcher des hommes que par le chemin de se faire petit, les hommes ne pourront non plus nous approcher de Dieu par un autre chemin. C’est pourquoi Noël est, avant tout, un mystère d’enfance qui ne peut être compris pleinement qu’en donnant la parole à l’enfant que l’on fut et en faisant confiance pour qu’il soit lu par les enfants que les lecteurs furent.

Mais nous avons tous trop grandi ; et grandir, hélas, c’est se détériorer. D’une manière tragique, à mesure que nous devenons grands, nous devenons égaux. Seuls les adultes peuvent être classifiés, étiquetés, soumis à dissection ; et on sait que la dissection se pratique sur des organismes morts. Nous disons les mêmes choses, commettons les mêmes péchés, nous passionnent les mêmes ambitions : nous cherchons des conforts qui rendent notre vie plus agréable (ou moins souffrante), nous canalisons notre pensée dans telle ou telle idéologie établie, nous concevons des rêves ou des désirs que d’autres ont conçus avant nous, des rêves ou des désirs qui se concrétisent dans les mêmes aspirations prévisibles. Ainsi, transformés en produits d’une chaîne industrielle qui fonctionne à plein régime, nous oublions que se répéter, c’est nier notre condition humaine, accepter notre propre mort.

Mais l’enfance est immortelle. L’enfant que nous fûmes peut être relégué dans un coin ou bâillonné ; mais on ne peut pas le tuer. L’enfant que nous avons été est encore là, en nous, muselé par les routines égalisatrices de l’âge adulte, mais vivant. Il ne se résigne pas à mourir, il crie et rue en nous. Dostoïevski disait que « l’homme qui garde beaucoup de souvenirs de son enfance est sauvé pour toujours ». Si Noël parvient à ressusciter l’enfant que nous fûmes, nous sommes sauvés. Je souhaite aux trois ou quatre lecteurs qui me supportent encore un joyeux retour à l’enfance. « Car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent ».

Juan Manuel de Prada

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