E-santé : quand la finance néglige la prudence

Depuis l’arrivée du covid dans nos contrées, la confiance est rompue entre une partie de la population et le monde médical, les passes sanitaire et vaccinal étant passés par là avec la bénédiction de nombreux médecins. La pandémie a eu bien d’autres conséquences et notamment le développement spectaculaire de la e-santé (santé numérique), qui suscite d’ores et déjà fantasmes et inquiétudes. Tâchons d’y voir plus clair dans ce « nouveau marché » en blouse blanche.

Poule aux œufs d’or ?

Des milliards d’euros. Voilà ce que dépensent chaque année depuis 2020 les magnats et groupes financiers les plus puissants pour le développement de la e-santé. En France, citons Xavier Niel (treizième fortune française, fondateur et principal actionnaire du groupe de télécommunications Iliad), Emmanuel Goldstein (patron de Morgan Stanley France), Jean-Marie Messier (banquier d’affaires et conseiller de Veolia) ou encore Stéphane Bancel (PDG du fameux laboratoire Moderna). Tous misent gros sur ce qui est bel et bien devenu un nouveau marché très juteux.

La e-santé comprend différents aspects comme la téléconsultation et le suivi numérique, qui entraînent chacun l’apparition d’une ribambelle d’outils, de la cabine de téléconsultation (idéale pour les déserts médicaux) aux appareils de mesure (diabète, cœur, troubles neurologiques), en passant par les applications en tout genre (aide aux personnes âgées, suivi des malades).

Un nouvel outil à maîtriser

Le docteur Maurice L. est médecin généraliste. Son expérience permet de comprendre que la e-santé, à commencer par les téléconsultations, est arrivée en urgence et par nécessité dans son quotidien, et non par idéologie : « Quand le covid est arrivé, nous avons tous eu l’impossibilité et quasiment l’interdiction de voir les patients, sauf urgence. C’est dans ce contexte que je me suis mis à la téléconsultation et je suis très rapidement passé de zéro téléconsultation à dix par jour. Cependant, très vite après le pic, j’en faisais beaucoup moins même si je laissais la possibilité quand je voyais que cela rendait service. »

Par la force des choses, le docteur Maurice L. a dû se pencher sur ces nouvelles méthodes et ces nouvelles technologies. « Je suis intéressé par tout cela mais d’une manière prudente. Pour moi, en tant que médecin, l’enjeu est de resituer le nouvel outil mis à disposition – quel qu’il soit d’ailleurs, numérique ou physique – dans une pratique clinique qui reste celle de la médecine occidentale telle qu’elle a été développée au XIXe siècle, avec une approche anatomoclinique. Il y a une déontologie qui donne un cadre dans ce qu’on peut appeler la relation thérapeutique, une démarche scientifique basée sur une démarche expérimentale. Je repère des choses, je les vérifie et j’en tire des conclusions que ce soit pour les diagnostics ou la mise en place de traitements. »

La prudence et le sérieux sont donc de mise avec la e-santé, comme avec l’ensemble des pratiques médicales et les outils qui les accompagnent. L’histoire ne manque pas d’exemples en la matière.

Au XIXe siècle, René Laennec découvrait les propriétés d’un tuyau permettant de faire une osculation cardiaque et respiratoire, le stéthoscope. « C’était un grand bonhomme à la fois par son intelligence et son humilité, qui, en s’inscrivant dans notre tradition médicale, a continué à poser des bases dans cette approche anatomoclinique. S’il y a eu assez vite un emballement pour le stéthoscope chez les médecins de Paris et en Angleterre, il y a aussi eu des contradictions et il a fallu trouver la juste place de cet objet dans l’exercice de la médecine. »

Marie C., quant à elle, est interne dans un hôpital d’une grande ville française. Si l’on peut supposer que la e-santé soit un projet de longue date et donc enseigné aux futurs praticiens depuis longtemps, il n’en est rien. « Je suis sortie des bancs de la fac depuis environ trois ans. Je n’ai eu aucune formation là-dessus, ni en tant qu’étudiante ni en tant qu’interne. » La jeune femme se veut prudente également. « C’est un changement de société et cela touche le rapport à la personne, ce sont des questions beaucoup plus larges que le simple domaine de la médecine. Pour le moment, tel que c’est appliqué, je pense que les gens savent encore juger. »

Les dangers de la e-santé

Pour le docteur Maurice L., l’on peut faire un autre parallèle entre le développement de la e-santé et l’histoire de la médecine. « À partir du modèle anatomoclinique que j’évoquais précédemment, on a développé progressivement plusieurs choses au niveau thérapeutique, la chirurgie mais aussi les médicaments. Cela a sauvé des millions de personnes mais l’industrie pharmaceutique a poussé à la surutilisation de tous ces traitements. »

Big Pharma ne travaillerait donc pas uniquement pour la santé publique ? Aux yeux du docteur, « on s’est éloigné de l’origine du problème, on a créé des couloirs en disant que telle maladie nécessitait tel médicament. Or, aujourd’hui ce système est un échec, il y a des pathologies qui ne relèvent pas du modèle anatomoclinique et on a du mal à le réaliser. Par exemple, pour le diabète, plutôt que de donner des antidiabétiques, il faudrait d’abord apprendre aux gens à mieux manger et à faire de l’exercice, on aurait beaucoup moins de gens à traiter. Le risque est le même dans le numérique. On se dit qu’il suffit de développer tel ou tel outil, notamment des balances électroniques pour les cardiaques ou la télésurveillance pour les diabétiques. L’on risque de perdre le rapport au réel. »

Au-delà des risques médicaux, Marie C. note d’autres dangers. « Les piratages des hôpitaux sont plus fréquents qu’on ne le dit, même s’ils ne sont pas toujours aussi violents que ceux médiatisés récemment. C’est un risque, c’est tout le problème de la numérisation, on va vers big data et il y a le revers de la médaille. Ce qu’on dit sur le secret médical est une menace réelle, un piratage peut engendrer des modifications de données et d’autres problèmes. Il faut bien cadrer la sécurité numérique et cela ne concerne pas que le domaine de la santé. »

Malgré les craintes légitimes d’une partie des Français face à un univers médical qui se dégrade, privé de moyens et de personnel, les professionnels de la santé sont encore nombreux à faire preuve de déontologie. L’appât du gain du monde de la finance pourrait toutefois – à nouveau – nuire à la santé publique. La e-santé n’est donc pas l’ennemi en tant que tel mais l’on ne peut sans doute pas en dire autant de la majorité de ses sponsors et de ses promoteurs, guidés par des préoccupations qui n’ont pas grand-chose à voir avec notre bonne santé. •

Louis Marceau

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