Éditeur historique en France des romans d’Agatha Christie (1890-1976), le Masque avait jusqu’ici résisté à la vague wokiste qui, exigeant de « revisiter les sujets culturels » à la lumière de la « lutte (elle-même très discriminative) contre les discriminations » et déferlant des Etats-Unis vers l’Europe via le Royaume-Uni, a déjà conduit outre-Manche à la réécriture, ou plutôt à la désinsectisation, des romans de Roald Dahl et de Ian Fleming, le père de James Bond. Mais le Masque vient finalement de céder.
Trop victorienne, l’œuvre de « la duchesse de la mort » sera donc expurgée de toutes les scories racistes qui l’encombreraient. Une issue que, bien que le wokisme n’existât pas alors, j’annonçais voici dix ans tout juste dans ma courte biographie (1) de la romancière en consacrant un chapitre à sa vision, d’ailleurs teintée d’autodérision, « des races supérieures… et des autres ».
Il est vrai que si Christie aime l’Afrique, elle la considère surtout comme un « pays d’enfants géants » ; elle n’apprécie guère les « métèques » tel le Shaitana de Cartes sur table, dont nul n’aurait pu affirmer selon elle « qu’il fût argentin, portugais, grec ou qu’il appartînt à une autre nationalité méprisée, à tort ou à raison, par l’insulaire britannique ». Elle se méfie des Arabes tel le prince Ali Yusuf de Le Chat et les pigeons qui, bien qu’issu d’Eton et de Cambridge, arbore en temps de crise un rictus contenant « toute la ruse et la cruauté raciales qui avaient permis à une longue lignée d’ancêtres de survivre ». Plus grave encore, elle n’hésita pas à camper dans la première édition du Mystérieux Mr Quinn des « Hebraic men » au nez crochu et portant une joaillerie plutôt flamboyante et, par la voix de Poirot dans Le Couteau sur la nuque, à critiquer « l’amour exagéré des juifs pour l’argent », un amour qui conduira l’actrice Carlotta Adams à sa perte. Et, dans Le Chat et les pigeons encore, le très influent M. Robinson, qui « représente l’Argent avec un grand A, l’argent sous tous ses aspects, capital international, argent privé et banque », est ainsi décrit : « Son nom eût pu être Demetrios, Isaacstein… Tout portait à croire qu’il n’était pas britannique ».
Terrorisme littéraire
Tout cela va donc être censuré, mais… il y a un mais. Dame Agatha ne prise pas davantage les Irlandais dont « la beauté, l’aisance, le charme » peuvent dissimuler des instincts criminels (Le Flux et le reflux). Et pas davantage les Latins, tels le pseudo comte français de La Roche, escroc à ses heures, dans Le Train bleu, l’usurière parisienne Giselle qui trouve « la mort dans les nuages », ou l’usurpatrice espagnole Pilar Estravados dans Le Noël d’Hercule Poirot. Peu de sympathie non plus chez celle dont le père était américain pour les Yankees jugés « balourds » et parfois « de douteuse ascendance », pour les Slaves comme la comtesse cleptomane Rossakoff, seul amour de Poirot, ou l’aventurière Nadine (dans L’homme au complet marron) ni pour les Allemands tel, dans N ou M ?, le faux commandant Haydock dans lequel Thomas Berensford « sent un Boche » — en français dans le texte. Et elle raille volontiers ses compatriotes qui, même et surtout de la meilleure société, lui fournissent l’essentiel de ses assassins.
Avec le concours empressé de Matthew Prichard, petit-fils de l’impératrice du crime et possesseur de 36% des parts de l’Agatha Christie limited pourtant théoriquement chargée de veiller au « respect des textes originaux » de la défunte mais qui ne voit que ses intérêts immédiats (vente des droits aux producteurs de films et séries télévisées et aux sociétés de jeux vidéo), Anastasie va-t-elle nettoyer tout cela ou son zèle éradicateur s’exercera-t-il exclusivement en faveur des non-leucodermes, en vertu d’un racisme inversé ?
De toute manière, cette brigade du Politiquement Correct est insane puisque, appliquant les oukases du jour et pataugeant donc dans l’anachronisme, elle revient à faire table rase de tout ce qui a préexisté. Jusqu’à présent, les auteurs visés sont considérés comme mineurs. Mais, compte tenu de la passivité générale face à l’activisme des nouveaux Gardes rouges dont Pierre Gripari avait pourtant prévu dès 1982 l’irruption dans sa Patrouille du conte (éd. L’Age d’homme), nul ne sait où s’arrêtera l’épuration. Interrogée sur RTL le 18 avril, Roselyne Bachelot évoquait l’angoisse d’un sociétaire de la Comédie française s’inquiétant que, « dans dix ans on ne puisse plus jouer Molière ». Et « je crains qu’il n’ait raison », a confié l’ancien ministre de la Culture, faisant allusion à « l’incroyable tirade de Chrysale sur les femmes » etau « racisme incroyable » de M. Jourdain, le Bourgeois gentilhomme. Sans percevoir, dans l’ignorance — elle aussi incroyable, pour parler comme Bachelot — propre à notre époque, la grosse pincée de sel attique dont Molière parsemait ses comédies.
À quand Voltaire, esclavagiste et antisémite patenté, expulsé du Panthéon et La Comédie humaine mise au pilon sous prétexte que son personnage clé, le baron de Nucingen, converti au catholicisme par arrivisme, atroce et cynique prédateur financier, fut inspiré à Balzac par les richissimes banquiers Rothschild, Humann et Fould ?
Camille Galic
- Agatha Christie, Collection Qui suis-je?, éditions Pardès. 128 pages, 12 euros.
Légende : portrait d’Agatha Christie par Chard (coll. C. G.)