Une nouvelle édition du fameux reportage de Béraud dans le Moscou des premières années de bolchevisme vient de paraitre chez un éditeur suisse, les éditions Meystre. Ce livre fut l’une des plus grosses ventes de l’année 1925, et contribua au succès des Editions de France, qu’avait lancé et que dirigeait l’homme de presse Horace de Carbuccia. Cette nouvelle édition est précédée d’une préface érudite de 32 pages du Lyonnais Roland Thévenet.
Tous les livres de l’écrivain Henri Béraud, ses romans, ses poèmes, ses critiques de peinture, ses pamphlets et autres écrits polémiques, ses recueils d’éditoriaux de Gringoire, du Canard enchaîné, du Merle blanc, ses souvenirs etc. sont ou ont été réédités après-guerre et encore ces dernières années. Seuls ses grands reportages aux quatre coins de l’Europe, publiés dans les années vingt et trente, qui connurent des tirages phénoménaux, n’ont pas tenté les éditeurs, et ne peuvent donc se lire que par le biais d’éditions parues avant-guerre. Non en raison d’un contenu qui serait jugé sulfureux, mais sans doute parce que les enjeux géopolitiques du XXIe siècles sont assez éloignés de ceux d’il y a cent ans.
Il existe pourtant une exception : c’est son reportage « au pays des soviets ». il a été réédité en 2022, et il vient à nouveau d’être réédité, cette fois en Suisse.
La réputation d’être un homme de gauche
En octobre 1925, soit huit petites années après la révolution bolchevique, Henri Béraud part en URSS pour un reportage consistant au profit du quotidien de centre gauche appelé Le Journal. Il part « à son tour » devrait-on écrire, car depuis 1922 un mince filet de journalistes, et de « touristes », adeptes du communisme à des degrés divers, est autorisé à se rendre à Moscou, dans le cadre de voyages solidement encadrés. Béraud n’est donc pas le premier.
Il a la réputation d’être un homme de gauche, venu même de l’extrême gauche, un « fils du peuple » (son père était boulanger). Grâce à divers parrainages, et à cette réputation de journaliste vaguement séduit par cette révolution bolchevique qu’il imagine flamboyante et romantique il obtient les laisser-passer qui lui permettront de faire partie des privilégiés admis au « paradis du prolétariat », où les lendemains chantent et où se façonne « « un homme nouveau.
Dans une pertinente préface de 32 pages, le Lyonnais Roland Thévenet, excellent connaisseur de la vie et de l’œuvre du double prix Goncourt de 1922, nous rappelle l’histoire de ce reportage à Moscou, et l’itinéraire intellectuel de son auteur.
Ce que Béraud (comme Gide et plusieurs autres observateurs venus de la gauche) va découvrir très vite, lors de son périple moscovite, c’est le caractère totalitaire, policier dans le mauvais sens du terme, du nouveau régime.
Mais Béraud n’est pas un analyste, un essayiste. Il cherche à retenir l’attention du lecteur avec des anecdotes, des choses vues, des propos rapportés, mille petites informations qu’il expose, du moins au début, sans réel parti pris, et sans préjugé défavorable. Avant de partir il a lu quelques essais, quelques témoignages, et il se doute bien que l’URSS n’est pas un paradis, mais une dictature. La dictature n’est pas forcément une mauvaise chose, pense-t-il sans doute, surtout après une terrible guerre civile.
Il s’agit néanmoins, d’en l’esprit de Béraud, de parler à « l’ouvrier de France » de lui permettre de se prononcer sur ce nouveau régime en toute connaissance de cause.
« ragots hargneux »
Béraud publie son premier article le 6 septembre 1925. Trente-deux articles, trente-deux chapitres, vont se succéder, jusqu’au 6 octobre 1925, soit un chapitre par jour. Il fallait du souffle pour réussir un tel marathon journalistique !
Mais très vite sa série d’articles fait scandale à gauche, tandis que les lecteurs du milieu « bourgeois » se mettent à acheter et lire en masse ce quotidien qu’ils n’avaient jamais eu jusqu’à cette époque l’idée de se procurer !
Le parti communiste et les intellectuels d’extrême gauche se déchainent contre Béraud, accusé d’être un traitre à la classe ouvrière, à sa classe d’origine.
Béraud est fort bien payé pour son reportage qui propulse le quotidien à des niveaux de vente jamais atteints. Il a donc été acheté par le grand capital, il a succombé aux sirènes de la ploutocratie pour répandre, depuis Moscou, des « ragots hargneux », « des racontars », « des mensonges ». Béraud est en effet très bien payé, mais comme le rappelle Roland Thévenet, c’est surtout le propriétaire du Journal qui va encaisser les dividendes de son reportage-fleuve. Le succès du témoignage de Béraud profite aussi grandement de la publicité que lui fait, sans le vouloir, la gauche, à commencer par le Parti communiste, bien entendu, et ses anciens amis et relations comme Paul Vaillant-Couturier. L’Humanité va orchestrer une véritable campagne d’opinion pour décrédibiliser « le traître Béraud ». Le parti communiste ne pardonnera jamais à Béraud d’avoir introduit un doute dans une partie de la « classe ouvrière ».
Si en 1944, dans le contexte de l’épuration, Béraud est condamné à mort « dans un procès bâclé, digne de ceux de Moscou quoique fort parisien », rappelle Roland Thévenet, C’est « Ce que j’ai vu à Moscou » qu’on lui fit payer, pas ses prises de position anti-anglaises, qui dataient de sa jeunesse, marquée par Fachoda et la mission Marchand.
Pour se défendre, devant ses juges, Béraud proclama « On peut être anti-anglais, antirusse et cependant patriote ». Ce n’était certainement pas un bon système de défense, en décembre 1944, avec des juges qui réclamaient sa tête avant même que le procès se soit ouvert.
Le livre eut lui aussi un énorme succès
Heureusement pour lui, Mauriac plaida son cas auprès de de Gaulle. Ce dernier étudia le dossier avec un soin qu’il n’eut pas pour d’autres condamnés. Surtout de Gaulle tint à faire savoir que Béraud ne pouvait en aucun cas être accusé d’intelligence avec l’ennemi, et le gracia.
La série des trente-deux articles est devenue un livre, paru très rapidement après le retour de Béraud en France, et lepremier d’une collection consacrée aux plus fameux reportages de Béraud : ce que Béraud avait vu (à Rome…, à Berlin, et il était prévu d’autres destinations, encore, notamment Londres, si mes souvenirs sont bons). Son puissant reportage n’avait pas épuisé le sujet et l’envie de savoir ce qu’il se passait de l’autre côté de ce que l’on n’appelait pas encore le « rideau de fer ». Roland Thévenet rappelle toutefois qu’on trouve cette expression de « rideau de fer » bien avant que Churchill la popularise pendant la guerre froide, en l’occurrence dans un essai daté de 1919 et intitulé L’apocalypse de notre temps.
Le livre de Béraud, bien que peu différent de son reportages en URSS, eut lui aussi un énorme succès, parce qu’il était plaisant à lire, et aussi sans doute parce que Béraud, au voyage du retour, ne cachait pas qu’il craignait pour sa vie, ce qui introduisait un élément de suspens.
Pour toutes ces raisons Ce que j’ai vu à Moscou est un grand livre même si ce qu’il raconte se situe bien en deçà de ce que nous savons à présent des crimes communistes, des cent millions de morts répertoriés par Stéphane Courtois et les auteurs du Livre noir du communisme.
Francis Bergeron
Ce que j’ai vu à Moscou, par Henri Béraud, préface de Roland Thévenet, Editions Meystre, décembre 2024, 234 pages, www.editionsmeystre.ch








