Nous assistons peut-être aux derniers instants d’un peuple vieux de plusieurs millénaires. L’Arménie est en effet dans une situation critique. Dans l’indifférence presque générale.
Pour éclairer la situation, il faut revenir aux années 1990. Le Caucase est entièrement sous contrôle de l’URSS, qui a divisé la région en républiques. Le principe des nationalités fut appliqué vaille que vaille là où les zones homogènes ethniquement et religieusement sont rares. Chaque minorité ethnique devait disposer de sa république socialiste soviétique. La désagrégation de l’URSS commença en 1988, lorsque le pouvoir central fut incapable d’enrayer les violences contre les Arméniens dans la république d’Azerbaïdjan. Des exactions qui décrédibilisent le pouvoir et accélèrent la dislocation de l’URSS.
Le Haut-Karabagh, que les Arméniens nomment Artsakh, cristallise les tensions. Majoritairement peuplé d’Arméniens, il est enclavé dans des régions peuplées d’Azéris et est rattaché par le pouvoir soviétique à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, peuplée d’Azéris, une ethnie turcophone1. Dès l’indépendance, en 1991, la guerre éclate. Elle durera jusqu’en 1993 et fera des dizaines de milliers de morts. Les Arméniens prennent le dessus : l’Artsakh se proclame république indépendante et ses troupes, appuyées par les Arméniens, prennent le contrôle des districts s’étendant entre l’Arménie et l’Artsakh, auparavant peuplé d’Azéris. Aucune paix n’est signée et aucun pays, pas même l’Arménie, ne reconnaît la république d’Artsakh. Aux yeux du monde, l’Artsakh est un territoire azerbaïdjanais. Le cessez-le-feu est garanti par la Russie, qui joue son rôle de puissance dominante dans la région. La guerre provoque de nombreux mouvements de population, ce qui conduit à une plus grande homogénéité ethnique dans les deux pays. Les populations réfugiées vivent dans des conditions très précaires : en 2022, il existe encore à Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, des camps de réfugiés azéris chassés des districts occupés par les Arméniens.
En 2020, le conflit se rallume : l’Azerbaïdjan, enrichi par la rente pétrolière, a consenti à un gros effort pour se réarmer. De plus, son armée a été entraînée par les forces turques, qui lui ont transmis leur savoir-faire en matière de manœuvre interarmes. L’armée est renforcée par l’achat d’une artillerie nombreuse et de drones. La Russie fait discrètement savoir à l’Azerbaïdjan qu’elle ne s’opposerait pas à une invasion de l’Artsakh. Mécontente du nouveau Premier ministre arménien Nikol Pachinian qui est arrivé au pouvoir à la suite de manifestations monstres contre les anciennes élites politiques arméniennes, elle voit dans la guerre un moyen de rappeler à l’Arménie que sa survie dépend du bon vouloir russe. De plus, les forces arméniennes avaient mal estimé le potentiel azerbaïdjanais et s’étaient reposées sur les lauriers de la victoire de 1994. Le retour à la réalité fut brutal : malgré le courage indéniable de l’armée de l’Artsakh qui résiste un mois et demi dans des conditions indescriptibles, le cessez-le-feu est une catastrophe. L’Arménie doit restituer l’ensemble des districts azerbaïdjanais conquis en 1994, se retirer du corridor de Latchine qui est la seule route entre l’Arménie et l’Artsakh, et la république d’Artsakh perd un tiers de son territoire. La Russie reste le maître du jeu : elle impose les négociations et est chargée de veiller à l’application du couvre-feu. La population arménienne doit fuir les zones conquises, alors que les images de destruction du patrimoine arménien se multiplient.
L’invasion de l’Ukraine en 2022 aggrave encore la situation : la Russie s’embourbe dans une guerre qu’elle espérait brève et ne peut plus imposer sa volonté dans le Caucase. Les violations du cessez-le-feu se multiplient. Et cette fois, les Azerbaïdjanais s’attaquent directement au territoire de la république d’Arménie.
En septembre 2022, les combats ont fait plusieurs centaines de morts à la frontière. Des actes de barbarie ont notamment été commis sur une soldate arménienne et l’exécution filmée de prisonniers arméniens par des soldats azerbaïdjanais a légitimement suscité l’effroi et la colère en Arménie.
Les perspectives arméniennes sont sombres : si les pays occidentaux condamnent les attaques contre le territoire arménien, leur soutien reste uniquement diplomatique. La Russie n’a pas les moyens de calmer le jeu, elle est trop occupée à combattre l’Ukraine. La Turquie est un parrain de longue date de l’Azerbaïdjan. Seul reste l’Iran qui verrait d’un mauvais œil le renforcement de l’Azerbaïdjan, qui pourrait encourager des mouvements séparatistes azéris. Mais son soutien est maintenant entravé par les émeutes qui secouent le pays. Les Arméniens sont donc seuls.
La solidarité chrétienne nous pousse naturellement à vouloir aider l’Arménie, d’autant plus lorsque les Azerbaïdjanais commettent des atrocités. Pourtant, seules de rares associations, comme Solidarité Arménie, aident aujourd’hui les populations durement frappées par le conflit. La France doit-elle se contenter d’un soutien diplomatique peu coûteux ou s’investir davantage, au nom de la défense des chrétiens d’Orient ? Elle semble en tout cas avoir aujourd’hui d’autres préoccupations…
Mayeul Sedout
1 – Azéri désigne l’ethnie, Azerbaïdjanais les citoyens de l’État. La majorité des Azéris ne sont pas azerbaïdjanais (9 millions) et sont citoyens d’autres États, notamment l’Iran (20-35 millions), la Turquie et d’autres républiques caucasiennes. •