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Littérature : À la recherche du père inconnu… et de soi-même

Vivre à « l’ombre d’un père » (titre d’un roman qui valut à l’Allemand Christoph Hein le Prix du meilleur livre étranger 2019) est toujours incommode. Mais il y a pire : vivre à l’ombre de deux pères.

Un silence de plomb

Thierry Marignac nait en 1958. En 1977, il apprend que si M. Marignac l’a reconnu, il n’est pas son père biologique, ce qui explique les tensions si aiguës entre eux que l’adolescent a quitté à seize ans le foyer pour vivre dans la rue… et sombrer dans la défonce — dont le délivrera la pratique de la boxe. Le 22 février 2022, il reçoit de sa tante, qui l’a découverte dans les archives de sa mère décédée, « la première et unique photo de [s]on véritable père, qui [lui] était inconnue », sa génitrice ayant toujours obstinément refusé, par souci de respectabilité, de répondre aux incessantes questions de son fils sur sa naissance et sa filiation. « Il y a aussi des mères perverses », me glisse un ami psychanalyste. Mme Marignac appartenait-elle à cette catégorie, qui fabrique des familles dysfonctionnelles et fait de ses rejetons des êtres cabossés, éternels « étrangers » ?

Mais en 2022, Thierry Marignac n’est plus le garçon perdu de 1977. Sauvé par le Noble Art mais surtout par son amour de la littérature, il est renommé comme traducteur — de l’anglais et du russe ainsi que de leurs « sous-langues », l’argot des camés du Bronx ou des ouvriers de Tcheliabinsk dont le déchiffrage puis le rendu lui donnent une sorte d’ivresse. Il est surtout un auteur remarqué depuis son premier roman, insolemment intitulé Fasciste (éd. Payot 1988, déjà la dérive d’un jeune révolté), une série de polars percutants qui transbahutent le lecteur ébahi de des bouges noirs de New York au mur de Berlin en pleine chute et aux bas-fonds soviétiques qu’il connaît également comme sa poche, et des plongées vertigineuses dans la pègre kiévienne : D’abord « Vint, le roman noir des drogues en Ukraine (éd. Payot, 2006) et, tout récemment, La guerre avant la guerre – Chronique ukrainienne (Éditions Konfident, 2023).

Du rouge-brun Limonov aux Gilets jaunes

AvecPhotos passées (1), il a donc transcendé en « roman de l’absence » sa recherche éperdue en paternité. Quête jusqu’ici vaine car tout ce qu’il sait de « l’homme au pardessus » (ainsi sera-t-il toujours nommé au fil des pages) qui le tenait dans ses bras encore nourrisson est qu’il avait les yeux bleus, les cheveux bouclés, aurait été résistant « à la sulfateuse », était sans doute marié et se prénommait Fernand. Aussi Thierry Marignac se trouvera-t-il des « pères improvisés », tel Edouard Limonov auquel le lia une amitié de trente-neuf ans, jusqu’à la mort du turbulent écrivain… dont la ravissante belle-sœur avait suscité chez lui une passion le menant à celle de la langue et de la poésie russes.

Au long de ce « sur la route » mouvementé, citations et coups de cœur littéraires, retours sur soi-même, rencontres (avec les Gilets jaunes par exemple dont il suivit nombre de cortèges, une fois avec Limonov que passionnait le phénomène, en général avec l’ami Yvan qui donna plusieurs reportages sur le sujet au quotidien Présent), impressions de voyage et anecdotes alternent avec des portraits souvent cruels. Ceux par exemple des piliers de la Série noire, « cette église gauchiste du polar » où il publia en 1989 Renegade Boxing Club, et, au-delà, des soixante-huitards dont la fréquentation constitua pour lui « une cure radicale des illusions » : « Plus ils avaient été idéalistes dans leur jeunesse, plus ils étaient cupides à l’âge adulte, présentant, dans leur dialectique paradoxale, la rapacité et le carriérisme comme un signe de maturité. »

Un récit « en même temps » sombre et joyeux, parfois irritant mais toujours prenant.

Camille Galic

  1. Photos passées, 333 pages, 17 €. La Manufacture des livres, novembre 2023 (lamanufacturedeslivres.com)

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